Comment l’Union européenne « s’arrange » avec l’Afghanistan pour y renvoyer ses migrants

Bruxelles espère pouvoir rapatrier des réfugiés afghans dans leur pays d’origine, en dépit des nombreux conflits qui animent le territoire depuis des décennies.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 7 octobre 2016 abonné·es
Comment l’Union européenne « s’arrange » avec l’Afghanistan pour y renvoyer ses migrants
© Photo de couverture : WAKIL KOHSAR / AFPnnPhoto inséré : John Thys / AFPnLors de la conférence des donateurs.

Lundi 3 octobre, en fin d’après-midi, l’AFP annonce la nouvelle : « L’UE s’entend avec l’Afghanistan sur la gestion des flux migratoires. » Quelques jours auparavant, celle-ci serait parvenue à conclure « un arrangement » destiné « à faciliter les retours des Afghans déboutés de l’asile » au sein de l’Union. Une déclaration qui intervient à la veille des discussions des 4 et 5 octobre, lors d’une « conférence de donateurs » organisée à Bruxelles pour le développement de l’Afghanistan, en présence du président de la République islamique, Ashraf Ghani.

Mercredi soir, à l’issue de cette conférence, la « communauté internationale » s’engageait donc entre 2017 et 2020, et à hauteur de 13,6 milliards d’euros, à aider le pays ravagé par des décennies de guerre . D’après les publications officielles, les 28 membres de l’Union européenne promettent à eux seuls cinq milliards d’euros sur la période mentionnée, soit plus d’un tiers de la somme totale. Un montant plus que satisfaisant d’après Federica Mogherini, chef de la diplomatie européenne, qui s’est félicitée de cette somme « qui dépasse nos prédictions les plus optimistes ». À ses côtés, le président Ghani a, lui aussi, salué ce résultat « remarquable ». Assurant que le travail commencerait le lendemain dans son pays. La promesse d’un avenir pacifié dépend désormais « de la nation afghane », a-t-il ajouté.

Mais ces deux journées ont aussi été l’occasion de vanter l’élan réformiste impulsé par l’administration Ghani, même si des progrès sont encore attendus dans la gestion des finances publiques, la lutte anti-corruption ou le respect des minorités. Qualifiée d’endémique, la corruption du pays est en effet considérée par l’ONG Trasparency International, comme l’une des plus importantes au monde.

Des accords pour tenter d’établir la paix, tant espérée en Afghanistan

Le 7 octobre 2001, près d’un mois après les attentats du World Trade Center survenus le 11 septembre, les États-Unis déclaraient la guerre aux taliban et lançaient leur offensive sur l’Afghanistan. Quinze ans plus tard, les morts, réfugiés et déplacés imputables à cette guerre se comptent par centaines de milliers.

Hier encore, près de 10 000 civils fuyaient la ville de Kunduz, tentant d’échapper aux combats qui y font rage entre l’armée régulière et les taliban qui ont assailli la ville, la deuxième fois en un an.

© Politis

Malgré l’insécurité qui règne dans le pays, le président Ghani souhaite rétablir la paix. C’est avec cet objectif que celui-ci a ratifié jeudi 29 septembre un accord interne avec Gulbuddin Hekmatyar, surnommé « le boucher de Kaboul ». Un document qui garantit l’immunité à ce seigneur de guerre, dirigeant du mouvement armé Hezb-i-Islami, resté inactif ces derniers mois. Afin que le processus de paix soit durable, Gulbuddin Hekmatyar a également appelé dans une vidéo « tous les anti-gouvernementaux » à se réunir pour « participer au dialogue inter-afghan et continuer à poursuivre [leurs] objectifs de façon pacifique ».

De même, le gouvernement d’Ashraf Ghani a renouvelé son offre de négociations avec les taliban, précisant qu’il était temps pour eux de savoir s’ils « voulaient la guerre ou nous rejoindre pour la paix ». Mercredi, lors de la conférence des donateurs, le secrétaire d’État américain John Kerry a lui aussi pressé les insurgés de sceller avec les autorités de Kaboul, la « fin honorable d’un conflit qui ne peut pas et ne sera pas remporté sur le champ de bataille ». Cela, pour permettre d’assurer la reconstruction du pays.

Mais cet accord, comme celui conclu entre Kaboul et Bruxelles, est inenvisageable pour une partie de la population qui n’a pas oublié les bombardements aveugles qu’Hekmatyar a ordonnés, visant la capitale afghane au début des années 1990 alors que celui-ci était premier ministre.

À Paris, des migrants afghans et le collectif La Chapelle Debout ont d’ailleurs manifesté au dernier jour de la conférence des donateurs « contre l’accord de déportation entre l’UE et l’Afghanistan et la marchandisation des êtres humains ». Dans une vidéo demandant à la communauté internationale de leur venir en aide et de ne pas signer un tel « arrangement », un réfugié de 26 ans explique avoir « connu beaucoup d’accords avec les taliban ou Hekmatyar », et qu’une paix n’était pas possible avec eux :

Qu’il y ait d’abord la paix, et qu’ensuite on nous rappelle. Si je ne vois pas la paix, je n’y retourne pas. Nous avons expérimenté les Moudjahidines, les Hekmatyar, et cela ne marche pas.

Dans un assourdissant silence médiatique, les réfugiés ont dénoncé devant l’ambassade afghane à Paris un marchandage cynique qui vise à garantir l’expulsion des ressortissants en échange des aides financières de l’UE. Pour cet Afghan de 26 ans qui connaît la guerre depuis ses 10 ans, cette nouvelle tentative de pacifier le pays n’est autre qu’un moyen « de jouer avec nos vies ». « Où vivent les familles des députés afghans ?, s’interroge le jeune homme. Ils sont à Londres, en Turquie, en France… Leurs enfants étudient en Europe ! »

Les contreparties de l’accord UE-Afghanistan

Parce qu’en effet, le « don » que promet la communauté internationale à l’Afghanistan n’est pas sans condition. À la tête des plus importants donateurs : les États-Unis et l’Union européenne.

« Si nous sommes ici aujourd’hui, c’est parce qu’investir dans la sécurité en Afghanistan et dans le succès du pays, c’est investir dans notre propre sécurité », déclarait, le 5 octobre, la chef de la diplomatie européenne Federica Mogherini, devant les journalistes. Parce que « cette aide n’est pas sans conditions », les contreparties exigées son claires. « Nous attendons que l’Afghanistan fasse ses devoirs », a lancé Frank-Walter Steinmeier, ministre allemand des Affaires étrangères. Une formule qui laisse peu de doutes sur les réelles attentes de l’UE, aux lendemains de la signature de l’accord destiné à endiguer la crise des migrants : « Plus d’unité » au sein du gouvernement et « une coopération de l’Afghanistan dans des questions de migration ».

Signé en toute discrétion, quels sont les termes de cet accord ? Dans les grandes lignes, il précise que des réfugiés afghans, volontaires ou non, seront rapatriés dans leur pays d’origine. Comportant près de dix pages, la deuxième partie de ce document, intitulée « Faciliter le processus de retour », stipule que les ressortissants afghans « seront transportés via des vols réguliers ou non vers l’aéroport de Kaboul » où un terminal dédié aux retours devrait être construit.

Par ailleurs, le nombre de départs « non volontaires » devrait être « limité » à « 50 par vol les six premiers mois suivant la signature de la présente déclaration ». En annexe, l’accord détaille également certaines mesures qui devront être mises en place en « étroite coordination avec le gouvernement afghan », pour faciliter la réinsertion de ces ressortissants une fois de retour sur le territoire.

Federica Mogherini a toutefois indiqué que ces renvois concerneraient les migrants économiques « en situation irrégulière » vivant au sein de l’Union européenne.

Mais cette précision apparaît au lendemain d’une polémique déclenchée le 28 septembre par le quotidien britannique The Guardian, qui évoquait dans l’un de ses articles un « ultimatum secret de l’UE à l’Afghanistan ». Le journal s’est en effet procuré un document préparatoire à cet accord, datant du 3 mars 2016, dans lequel il est envisagé d’expulser près de 80 000 personnes (femmes et mineurs isolés compris).

Cette information chiffrée a par la suite été démentie par de hauts responsables européens, invoquant un travail « préparatoire ». Lundi, alors que l’UE annonçait la signature de cet « arrangement », Maja Kocijancic, l’une des porte-parole de l’Union, a tenu à « rassurer » ceux qui y verraient des intentions douteuses, promettant que la « plate-forme de travail » négociée avec le gouvernement afghan serait « complètement en conformité avec les normes internationales et respectueuse des principes pertinents comme celui du non-refoulement ».

« La boîte de Pandore ouverte par l’Union européenne »

Jean-François Dubost, responsable du Programme personnes déracinées à Amnesty international (AI) souligne le « caractère moralement condamnable » d’un tel accord. Si celui-ci s’inscrit dans le cadre d’un processus engagé depuis plusieurs années et d’une multitude d’autres engagements, l’Union européenne et la Commission « sont en train d’ouvrir une boîte de Pandore effroyable », où la fin justifie les moyens. C’est ici « l’idée de conditionnement » de l’aide financière que dénonce avant tout le juriste :

Ce qui est particulier avec cet accord, c’est l’idée que l’Union européenne conditionne son aide humanitaire destinée au développement. De fait, l’Afghanistan doit accepter le retour de ses ressortissants pour pouvoir en bénéficier.

Considéré légal, l’accord UE-Afghanistan est « techniquement protégé par de nombreuses formules, explique le responsable d’AI. Il faut maintenant voir comment le texte est mis en application ». Alarmé par le signal que renvoie l’Union européenne, Jean-François Dubost tente de comprendre les solutions prises par les États pour résoudre une crise sans précédent. Mais d’après lui, les pays membres s’engagent « sur des coopérations douteuses ». En effet, les 28 de l’UE n’ont pas les mêmes avantages à gagner avec cet accord, et celui-ci ne sera pas appliqué de la même manière en France, où un réfugié Afghan est relativement bien protégé, qu’en Allemagne, où il est considéré comme un migrant économique. « Mais on ne va se leurrer, continue Jean-François Dubost. Si certains des membres de l’Union renvoient des réfugiés, il est probable que la France profite du vol. »

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