Vivre dans la vallée de l’asthme

La vallée de l’Arve étouffe sous les nuages de pollution depuis des années. Confrontés à la passivité des politiques, les citoyens et les associations se mobilisent pour éviter un désastre sanitaire.reportage

Vanina Delmas  • 11 janvier 2017 abonné·es
Vivre dans la vallée de l’asthme
© Vincent Hazout/Youtube

S top aux essais chimiques sur la population », « De l’air pur pour 2017 ? » Les quelques slogans brandis par les habitants donnent le ton de la soirée des vœux du maire, le 5 janvier. Des centaines de personnes se pressent devant le parvis du Fizz, la salle des fêtes de Passy, en Haute-Savoie, davantage pour se faire entendre que pour écouter le discours de l’édile. Cette commune de 11 000 habitants, ainsi que le reste de la vallée de l’Arve, a vécu 35 jours en alerte pollution quasi maximale. Selon Air Rhône-Alpes, les taux de particules ont régulièrement atteint les 50 microgrammes par mètre cube (µg/m3), dépassant même le seuil d’alerte de 80 µg/m3. Si l’alerte pollution a été officiellement levée le 4 janvier, les particules fines stagnent, et la colère des habitants ne s’essouffle pas.

Aux quatre coins de la salle, des quintes de toux simulées et des sifflets résonnent en direction des élus. Quelques voix cristallines entonnent le célèbre refrain de Jean Ferrat : « Pourtant, que la montagne est belle… » Soudain, un père et ses enfants, masques d’hôpital sur la bouche, s’assoient sur le bord de la scène. Ultime provocation pour le maire, Patrick Kollibay, qui annule la cérémonie et quitte les lieux. « C’est de la lâcheté !,s’exclame Arianne, une riveraine. C’est bien beau de faire des discours toute l’année sur les équipements sportifs, mais, aujourd’hui, nos enfants ne peuvent même plus faire de sport à cause de la pollution ! »

« Cette comédie est représentative de la situation globale : le maire n’assume pas,renchérit Eva. La vallée devrait être une réserve naturelle, et cela doit commencer par un air respirable. » Personne ne boira le verre de l’amitié, les petits fours resteront dans le réfrigérateur, et les agitateurs se dispersent en se disant : « À demain ! » Ils comptent bien faire pression lors de toutes les cérémonies de vœux aux alentours.

Enclavée entre Annemasse et Chamonix, avec le mont Blanc en gardien naturel, la vallée de l’Arve baigne dans la pollution atmosphérique depuis des années. Mais la longévité exceptionnelle de ce dernier pic, associée à la mobilisation sur les réseaux sociaux, a amplifié les prises de conscience individuelles. Les pages Facebook de collectifs citoyens ou d’associations se sont multipliées : « Les Asphyxiés du mont Blanc », « Les Nez noirs », « Citoyens de l’air », « Environ’Mont Blanc », « Les Sentinelles de la vallée de l’Arve »… Cette dernière page est devenue un relais d’informations de référence pour 15 000 abonnés, mais elle a été créée il y a seulement deux ans, en soutien au Dr Frédéric Champly, qui avait parlé de « vallée de la mort » dans un JT national. Le préfet avait alors demandé des sanctions contre celui qui est considéré comme un lanceur d’alerte par « les gens du pays ».

Bronchites chroniques, asthme, accidents cardiovasculaires, cancers du poumon… Cécile Buvry, médecin généraliste à Passy depuis dix-sept ans, connaît bien les effets de cette pollution quotidienne sur ses patients. « Le Dr Champly a dressé un bilan des consultations données aux urgences pendant un pic de pollution et a constaté une augmentation de 30 % des pathologies liées aux maladies respiratoires et ORL,précise-t-elle. Même si aucune étude épidémiologique n’a été réalisée dans la vallée, car l’échantillon de population est trop faible, personne ne peut contester les conséquences sanitaires. »

Une étude de l’Institut national de veille sanitaire, publiée en janvier 2015, montre l’impact à court terme des particules en suspension (PM10) sur la mortalité dans les villes françaises, même aux concentrations conformes à la réglementation européenne(40 µg/m3). « Les maires sont à la préhistoire du problème, l’Éducation nationale ou les fédérations sportives n’ont même pas donné d’instructions officielles pour épargner les enfants. Les citoyens ont dû prendre des initiatives seuls », s’insurge Cécile Buvry.

En novembre et décembre, des rassemblements à Sallanches, à Passy, et même à Annecy, ont attiré des centaines de personnes. Une vidéo tournée dans une école, sur le mode du « mannequin challenge », a fait le buzz : la caméra filme en noir et blanc les enfants immobiles dans la cour, masques sur la bouche. Le climat anxiogène des images a attiré la curiosité des médias et déclenché l’ire de certains politiques locaux, mais reflète la détresse de la population. « Mes parents ont emménagé ici quand j’étais gamin car j’étais très asthmatique, et l’air “pur” de la montagne me faisait du bien,raconte Vincent, l’auteur de la vidéo_. Quand on a diagnostiqué de l’asthme à mon fils, j’ai décidé de passer à l’action. »_ Les habitants se sentent investis d’une mission d’intérêt général parce qu’ils ne supportent plus le déni de certains élus.

Le chauffage au bois est désigné comme responsable notoire de la pollution, et le fonds air/bois aidant les particuliers à rénover leur système a été abreuvé de quelques euros de plus (jusqu’à 2 000 euros). Le trafic routier, également ciblé, se focalise sur les automobilistes, et non sur les poids lourds en transit vers l’Italie. Pourtant, les camions filent en continu sur l’autoroute blanche et, au pied du mont Blanc, une aire de régulation les oblige à stationner et à repartir à froid. La fumée noire des pots d’échappement ternit chaque jour un peu plus le mythe de l’air pur des montagnes.

Le rôle des industries est quant à lui largement minimisé. À Passy, il est fréquent qu’une odeur pestilentielle émanant de l’incinérateur incommode des riverains et qu’un épais nuage aux couleurs improbables surplombe l’usine SGL Carbon, fabrique de graphite pour l’industrie nucléaire. Deux pôles d’activité qui fonctionnent à plein régime dans la vallée, mais complètement évincés des mesures d’urgences.

Jean-Christophe vit à 300 mètres de SGL Carbon. Il se bat pour prouver la nocivité de ses rejets. « C’est toujours plus facile de culpabiliser les citoyens plutôt que les usines », clame-t-il. Son assiduité permet de traquer les mensonges des politiques. « Le préfet affirmait que l’usine ne fonctionnait pas le 1er janvier, jour où le niveau de pollution était le plus important. Or, j’ai prouvé le contraire avec des photos. Je trouvais étrange qu’il y ait autant de fumée ce jour-là. »

Entre les pressions économiques du tourisme de l’or blanc et la méconnaissance des politiques sur les questions environnementales, résoudre l’équation de cette pollution chronique risque de prendre du temps. Pourtant, les politiques publiques ont mis en place dès 2012 un Plan de protection de l’atmosphère (PPA) pour 41 communes de la vallée alpine – une première. Celui-ci dresse le bilan des taux et des catégories de particules présentes dans l’air et énumère les mesures à prendre, individuellement et au niveau des communes, en cas de pic de pollution. Sa date arrivant à expiration, les associations et les citoyens tentent de saisir leur chance pour éviter un nouveau texte « plein de mesurettes mais sans obligations ni suivi », glisse un habitant.

Jacques Venjean, médecin allergologue et secrétaire régional Europe Écologie-Les Verts, a notamment envoyé un courrier de trois pages au préfet de Haute-Savoie, pointant les failles du premier programme et détaillant ses propositions : développer le ferroutage des poids lourds, les transports en commun, adapter le fonds air/bois aux revenus des ménages, renforcer les contrôles dans les usines, imposer plus de transparence… Et, surtout, sensibiliser la population. « L’information sur les dangers de la pollution, ses sources, et la prévention a essentiellement été donnée par les associations », conclut le médecin, membre du Réseau Air 74, lequel regroupe une vingtaine d’associations locales.

En effet, ces dernières travaillent depuis des dizaines d’années pour faire émerger le problème, et les citoyens prennent désormais le relais. « Nous recevons énormément de messages qui prouvent la colère et l’angoisse des gens,témoigne une administratrice de la page Facebook Les Asphyxiés du mont Blanc, sous couvert d’anonymat. Une dame nous a même demandé si c’était dangereux que sa petite-fille, atteinte de mucoviscidose, vienne la voir pendant les vacances de Noël. Nous sommes devenus un relais social. »

Jean-Marc Peillex, maire de Saint–Gervais-les-Bains, commune voisine de Passy, reconnaît l’échec du PPA, mais n’admet pas que les élus locaux soient les seuls mis en cause. « Ce texte administratif est trop rigide et généraliste, alors que le phénomène n’est pas identique partout dans la vallée,indique-t-il. La pollution n’est pas pire qu’avant, mais elle est différente. Il y a longtemps eu une chape de silence, là elle se brise, mais il ne faut pas se tromper de cibles. » Depuis début janvier, il enchaîne les courriers officiels à Laurent -Wauquiez, président du conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes, et à Ségolène Royal, ministre de l’Environnement. Il attend des réponses. De son côté, l’association nationale Respire compte porter plainte contre X pour « carence fautive de l’État », afin de chiffrer le préjudice subi par les victimes.

« Il faut arrêter d’opposer constamment qualité de vie des habitants et intérêts économiques. Il faut trouver des solutions concrètes ! Par exemple, j’ai proposé d’adopter un dispositif semblable aux pavillons bleus pour les plages », fulmine Arnaud [^1], citoyen de Sallanches. Il s’interrompt pour demander à un conducteur de couper le moteur de sa voiture sur le parking. « Notre vallée devrait être un laboratoire de solutions vertueuses, pas un exemple d’omerta politique », conclut-il. Sa femme est catégorique : « Si rien ne change, notre stratégie sera simple : fuyons ! »

[^1] Le prénom a été modifié.

Écologie
Publié dans le dossier
Pollution : Une inertie criminelle
Temps de lecture : 9 minutes

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