Le verbe et la folie

Succès du Off du dernier Festival d’Avignon, On a fort mal dormi, d’après Patrick Declerck, est repris au Rond-Point. Une œuvre majeure sur les clochards de Paris.

Anaïs Heluin  • 15 février 2017 abonné·es
Le verbe et la folie
© Photo : Compagnie coup de poker

Jean-Christophe Quenon a la trouille et il le dit. Sans détours. Il faut dire qu’il a de quoi. Il a même doublement de quoi : en tant que comédien sur le point de commencer un spectacle sur les sans-abri, et en tant que Patrick Declerck jeune, en pleine préparation de sa première immersion au sein du centre d’accueil de Nanterre. Peu à peu, Jean-Christophe Quenon s’effacera derrière son personnage de psychologue et ethnologue, fondateur de la première consultation d’écoute au sein de Médecins du monde. Mais pas entièrement.

Dans On a fort mal dormi, le metteur en scène Guillaume Barbot ne cherche jamais à faire oublier la distance qui sépare le théâtre du milieu décrit par Patrick Declerck dans Les Naufragés (2001) et Le sang nouveau est arrivé (2005). Il parvient d’autant mieux à faire entendre la singularité de ces deux textes et celle des « clochards » ou « fous de l’exclusion ». Ces êtres à qui « le monde est odieux. Non pas ceci ou cela dans le monde, mais le monde lui-même, le monde dans sa structure, le monde dans son être ».

Tout en délicatesse, le parallèle que fait Guillaume Barbot entre le métier d’acteur et celui de psychologue auprès de sans-abri offre à Jean-Christophe Quenon la possibilité de jouer de sa ressemblance physique avec Philippe Declerck et de déployer toutes ses nuances de jeu. Sa capacité à allier colère, voire haine, et empathie tout au long de son monologue d’une heure vingt. Il s’approprie ainsi les œuvres hybrides, à la fois savantes et pleines d’une gouaille née au contact de la rue. Sur une simple structure en bois où il s’affaire à des simulacres de tâches quotidiennes, le comédien met le jaillissement de cette langue singulière au centre de sa performance.

Les formulations et images incongrues de Declerck semblent inventées sur le vif. Tirées de la rencontre entre le plateau et une réalité qui y est rarement représentée. Mêlant réflexions scientifiques et histoires de vie récoltées en consultation et en centre d’accueil, le montage de textes réalisé par Guillaume Barbot dessine un portrait tout en paradoxes. Sans complaisance ni mépris, quelque part entre humanisme et dégoût pour un monde dont le Dieu « doit avoir une sale gueule » et où « le médical vient se briser aux pieds de la folie ».

Heureusement, reste le verbe. Et celui d’On a fort mal dormi est si fort que, sans masquer l’inquiétude qui traverse le spectacle ni la rendre tolérable, il offre le petit espoir nécessaire pour continuer d’être humain.

On a fort mal dormi, d’après Patrick Declerck, du 21 février au 12 mars au Théâtre du Rond-Point, Paris, 01 44 95 98 21.

Théâtre
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