Corps sans frontières

Les Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis livrent un état du monde mettant en résonance le poétique et le politique.

Jérôme Provençal  • 10 mai 2017 abonné·es
Corps sans frontières
© photo : Daina Ashbee/Alejandro Jimenez

Parmi les divers festivals de danse/performance proposés en Île-de-France, les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis occupent une place de première importance. Issue d’un événement antérieur, le Concours de Bagnolet, créé en 1969, la manifestation (rebaptisée en 1995) a opéré sa véritable mutation au tournant du siècle, rompant avec le format concours pour devenir un festival annuel, sans compétition, déployé dans plusieurs villes du département.

La responsable de cette transformation s’appelle Anita Mathieu, directrice des Rencontres depuis 1999 et activiste au long cours de la danse contemporaine. Auparavant, elle avait notamment œuvré au sein du Théâtre contemporain de la danse, institution pionnière mise en place par Jack Lang en 1984, et considérée comme la matrice de l’actuel Centre national de la danse. Mêlant volonté d’exigence et désir de partage, Anita Mathieu invite par le biais des Rencontres à appréhender la danse contemporaine comme une discipline en prise directe avec le monde.

« La danse s’imprègne du monde et le reflète, explique Anita Mathieu. Chaque danseur ou chorégraphe est porteur d’une humanité et la questionne dans sa pratique artistique. De la même façon, mes choix de programmation cherchent à témoigner des mouvements du monde. » Ne se limitant pas à des critères d’ordre strictement esthétique, ces choix s’attachent à mettre intimement en résonance le poétique et le politique, le local et l’universel, l’individuel et le collectif.

« Je crois que le corps a une place et un rôle éminemment politiques dans les sociétés contemporaines, dont beaucoup exercent répression ou censure à son endroit, poursuit Anita Mathieu. Aussi, l’expression corporelle apparaît de plus en plus subversive, protestataire. Le corps est encore – ou redevient – un tabou, comme je le constate par exemple en voyant les réactions que la nudité sur scène peut susciter aujourd’hui chez certains. »

À partir de tous ces états de corps se constitue, le temps du festival, un ample corpus de pièces issues de pays et de continents auxquels correspondent des réalités sociales et culturelles très différentes. Avec de grandes variations, en particulier au niveau de la liberté d’expression.

Se déroulant sur plus d’un mois dans douze lieux partenaires (dont un à Paris : la nouvelle salle La Pop), l’édition 2017 rassemble vingt-neuf pièces de multiples origines, parmi lesquelles huit créations et neuf premières en France. Au sein de cette vaste mosaïque chorégraphique, plusieurs pièces se révèlent particulièrement intrigantes ou stimulantes.

Il en va ainsi, par exemple, de celle présentée en ouverture du festival : The Dry Piece-XL Edition, de l’Israélienne Keren Levi, laquelle déploie un dispositif kaléidoscopique autour de corps nus féminins, en se référant aux fantastiques ballets aquatiques du grand Busby Berkeley ainsi qu’à l’ouvrage de Naomi Wolf, Quand la beauté fait mal. Il en va de même pour Les Serrenhos du Caldeirão, création de la Portugaise Vera Mantero, un solo très dense fondé sur une exploration à la fois ethnologique et poétique de la Serra du Caldeirão, une région du Portugal menacée de déshérence. Citons également Pour, de la Canadienne Daina Ashbee, un autre solo (interprété par Paige Culley), hanté par une violence sourde, en écho aux violences dont sont victimes les minorités autochtones au Canada. Ou encore Nos Féroces, nouvelle pièce – pour cinq danseurs – de la Française Séverine Rième, qui puise sa matière première dans le Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire.

Plaçant les Rencontres de cette année sous le signe de l’hospitalité, Anita Mathieu souligne le fait que les conditions de travail – et aussi de circulation d’un pays à l’autre – sont de plus en plus dures et contraignantes aujourd’hui pour les chorégraphes et les danseurs. « Pour être artiste dans le monde actuel, il faut vraiment entretenir une volonté permanente de résistance », soupire la directrice des Rencontres. Cette volonté de résistance, inutile de dire qu’il importe également de l’entretenir en tant que spectateur, en soutenant des événements aussi prospectifs et accueillants que ces Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.

Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis Du 12 mai au 17 juin, en Seine-Saint-Denis et à Paris. Tél. : 01 55 82 08 01

Spectacle vivant
Temps de lecture : 4 minutes