Iran : « Les Occidentaux font le lit des conservateurs »

Spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie dresse un bilan mitigé de la présidence Rohani et analyse les enjeux de l’élection du 19 mai.

Denis Sieffert  et  Maïa Courtois  • 17 mai 2017 abonné·es
Iran : « Les Occidentaux font le lit des conservateurs »
© photo : AFP

L’actuel président Hassan Rohani, homme d’ouverture à l’aune du système iranien, a de bonnes chances d’arriver en tête au premier tour de l’élection présidentielle du 19 mai. Mais, pour la suite, rien n’est joué, comme l’analyse ici Bertrand Badie. Le politiste souligne que le président sortant n’a qu’un maigre bilan économique à opposer à son rival conservateur, Ebrahim Raissi. Cela en partie en raison de l’intransigeance des Occidentaux, qui n’ont pas permis à l’Iran de tirer un profit rapide de l’accord sur le nucléaire.

Quels sont les enjeux intérieurs et internationaux de cette élection présidentielle ?

Bertrand Badie : Le système politique iranien a ceci de particulier qu’il mêle assez habilement des éléments de démocratie réelle et d’autoritarisme contrôlé. Il y a une vraie compétition, et les principaux candidats ne se ressemblent pas. Mais, en réalité, le guide de la Révolution, Ali Khamenei, dispose d’un surpouvoir et apparaît plus que jamais comme l’arbitre de la situation. En Iran, il a d’abord le pouvoir de définir qui est admis à concourir. Mahmoud Ahmadinejad, l’ancien président, s’est par exemple vu refuser le droit de se présenter. Il s’agit bien d’un mélange d’ingrédients démocratiques, comme on n’en trouve quasiment pas dans les autres États du Moyen-Orient, et de surveillance autoritaire, qui profite aux instances supérieures du clergé iranien.

Les dirigeants internationaux ne sont pas du tout indifférents à ce qui se passe actuellement en Iran. Et ce parce qu’au cours des dernières années l’Iran a tissé des relations avec les États-Unis, mais aussi avec des gouvernements contestataires comme, à l’époque, celui d’Hugo Chávez au Venezuela.

Le personnage que l’on connaît le mieux ici est l’actuel président, réputé modéré, Hassan Rohani. Quelles sont ses chances face à son rival conservateur ?

On se hâte trop, dans le monde occidental, d’étiqueter les candidats comme « modérés » ou « conservateurs ». Il ne faut pas prendre la vie politique iranienne comme ressemblant à celle de nos démocraties occidentales, où il y a des partis en concurrence. Les différences qui séparent les candidats sont souvent beaucoup plus complexes que celles qui relèvent du pluralisme partisan.

Quant à la possibilité que Rohani soit réélu, disons que, dans la tradition iranienne, il est rare qu’un président sortant de son premier mandat ne soit pas reconduit pour un deuxième mandat. Si Rohani ne l’est pas, ce sera un signe particulièrement fort envoyé à la société iranienne et au système international. La véritable surprise pourrait venir de là.

Quel regard les Iraniens portent-ils sur son bilan ?

Hassan Rohani se trouve dans une situation embarrassante : on lui reproche la précarité de son bilan économique. On espérait beaucoup de l’accord sur le nucléaire iranien. Pour y aboutir, il a fallu que les autorités iraniennes fassent des compromis… Aujourd’hui un certain nombre de gens se disent que ce n’était peut-être pas la peine, compte tenu de la maigreur des résultats obtenus. Rohani risque de payer la rigidité des Occidentaux, et en particulier des États-Unis, qui n’ont pas fait preuve d’une grande volonté dans la levée de toutes les sanctions. Il y a une vraie déception dans la population, qui peut se traduire dans un vote de rejet.

Face à Rohani, il y a le conservateur Raissi. Celui-ci s’est présenté sur demande expresse du guide de la Révolution : ne peut-on dire que celui-ci exerce une mainmise sur ces élections ?

Les institutions iraniennes aiment bien montrer qu’une marge de liberté est laissée au peuple. Ce n’est pas dans l’intérêt de Khamenei que de barrer la route à Rohani. En même temps, il est difficile de savoir exactement quelles consignes sont transmises vers cette armée cléricale qui contrôle le pays et les réseaux de mosquées : qu’il y ait de discrètes suggestions n’est pas impossible.

Il faut dire aussi que Raissi n’est pas un conservateur pur et dur. Il ne reflète pas cette version populiste du conservatisme qu’incarnait Ahmadinejad. Il préfère, en quelque sorte, le conservatisme prudent au conservatisme militant. Tout cela peut favoriser des reconfigurations extrêmement rapides, sans que le guide de la Révolution s’en mêle trop.

La société civile parvient-elle à être audible dans le débat public ?

On pourrait dire qu’il y a deux sociétés civiles en Iran. L’une suscitée par la mondialisation, qui ressemble à la bourgeoisie d’Istanbul ou du Caire : tournée vers l’Occident, polyglotte, consumériste, excédée par tout ce qui limite les libertés. Elle est la plus facile à voir avec des lunettes occidentales, mais elle est minoritaire. En face, il y a une société civile traditionnelle, plus conservatrice. Il s’agit de l’Iran « des champs » : cette société rurale ou des petites villes, constituée autour de liens sociaux de nature religieuse et patriarcale. Il s’agit aussi, dans les grandes villes comme Téhéran, de toute une partie de la population mal intégrée à la société moderne.

Ce petit peuple de Téhéran qui a fait la révolution en 1979 est encore fortement attaché à la République islamique. C’est cette société populaire qui fait la différence. Elle est très sensible à la question de l’amélioration de ses conditions économiques, nécessaire pour accéder à la société de consommation. Ou bien on lui donne cette amélioration, et on verra une nouvelle classe dirigeante s’installer en Iran. Ou elle est frustrée et, à ce moment-là, elle se rétracte dans sa coquille.

L’élection de Donald Trump à la Maison Blanche, avec une administration bien plus réticente que celle d’Obama sur le dossier iranien, change-t-elle la donne ?

Incontestablement. L’Iran a à cœur d’être reconnu comme puissance régionale et acteur international comme les autres. Tant qu’on ne lui reconnaît pas un statut international, il y a aura une logique de crispation. Et Trump, de manière extrêmement maladroite, a joué de cette crispation. Pour la plus grande satisfaction des conservateurs iraniens.

L’Occident en général et les États-Unis en particulier jouent avec le feu. En freinant l’accès de la société populaire à de meilleures conditions économiques, ils font le lit des conservateurs.

L’engagement de l’Iran dans le conflit syrien, en soutien au régime Assad, a-t-il un impact sur la société iranienne et ces élections ?

Ce n’était pas une guerre anonyme menée en dehors du peuple. Les Gardiens de la Révolution, et non l’armée professionnelle, étaient en première ligne dans les actions militaires. La société populaire iranienne s’est donc sentie fortement mobilisée. Mais, désormais, c’est l’impasse : il y a eu une victoire militaire sans qu’on en voie la traduction politique. Celle-ci est en partie confisquée par la Russie, avec laquelle les Iraniens ont établi une alliance de raison plus que de passion. Dans le même temps, la méfiance des puissances occidentales à l’égard du régime iranien s’est accrue.

La diplomatie de Rohani et de son très actif ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a toujours consisté à avoir deux fers au feu. D’un côté le fer syrien, de l’autre celui de l’ouverture vers l’Occident. Comme le second n’a pas véritablement marché, Rohani se retrouve dans une mauvaise position, à ne pouvoir brandir que le fer syrien.

Bertrand Badie Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant-chercheur au Centre d’études et de recherches internationales. Il a récemment publié Vers un monde néo-national ?, un dialogue avec le géographe Michel Foucher (CNRS Éditions).

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