L’arbre Ceta qui cache une forêt de traités

L’accord liant l’Europe et le Canada entre en application. Il ouvre la voie à des dizaines d’autres, notamment avec le Japon et l’Afrique. Objectif : sceller l’emprise des multinationales.

Erwan Manac'h  • 20 septembre 2017 abonné·es
L’arbre Ceta qui cache une forêt de traités
© photo : Emmanuele Contini/NurPhoto/AFP

Depuis le 21 septembre à minuit, l’Union européenne et le Canada ne composent plus qu’un seul gigantesque « marché commun », sans droits de douane ou quasiment, et avec des normes qui devront être progressivement « unifiées ». Ni les ONG, unanimes dans la réprobation, ni les experts nommés en juillet par Emmanuel Macron, qui ont rendu le 8 septembre un rapport très critique, n’auront donc permis de retarder l’entrée en application du Ceta [1], l’accord économique et commercial global liant les deux zones économiques.

Cependant, le combat contre ce gigantesque accord de libre-échange ne fait que commencer. D’abord, parce que sa ratification par les parlements nationaux n’est pas acquise. Son entrée en vigueur « provisoire », avant le vote de chaque État, devrait rendre visibles ses conséquences : une intensification des échanges de marchandises, en particulier de produits alimentaires (dont de la viande porcine ou bovine), qui soulève d’énormes craintes sur le plan sanitaire ; une augmentation de l’exploitation du pétrole issu des sables bitumineux canadiens (qui génère une fois et demie plus de gaz à effet de serre que le pétrole classique) ; une intensification des allers-retours de porte-conteneurs entre les deux rives de l’Atlantique, dont on connaît le coût carbone.

L’entrée en vigueur du traité devrait également faire surgir une cascade de questions démocratiques. Car le Ceta confère un pouvoir nouveau aux multinationales. Elles pourront participer à l’élaboration des lois et peser pour une révision des normes actuelles dans le cadre de nombreux « organes de coopération ». Lorsque leurs intérêts seront menacés par une réglementation nouvelle, elles pourront attaquer les États devant un tribunal spécial, composé d’« experts » qu’elles rétribuent souvent par ailleurs comme avocats d’affaires.

Le combat débute aussi – et surtout – parce que le Ceta figure à l’avant-garde d’une myriade d’accords similaires qui doivent être ratifiés dans les prochaines années. « Ce qu’il faut absolument faire savoir, c’est que le Ceta crée un précédent, tonne Karine Jacquemart, directrice générale de Foodwatch France. Ce que nous acceptons avec le Ceta, il sera difficile de le refuser à d’autres pays ailleurs dans le monde. »

Des accords freinés, puis précipités

Nous vivons une période paradoxale. Car la question climatique n’a jamais été aussi présente dans le débat public, et le mouvement social est parvenu à faire un coin de lumière sur les dangers de ces gigantesques accords de libre-échange. Il enregistre même, ces derniers mois, des victoires importantes, au moins sur le plan symbolique. La Commission européenne a notamment été contrainte d’accepter que les parlements nationaux votent le Ceta, ce qui n’était pas acquis au départ. La signature du texte a également été retardée par le parlement régional wallon, qui demandait des éclaircissements et des garanties juridiques, pour être finalement actée en octobre 2016. Et son entrée en application ce jeudi ressemble fort à un passage en force d’Emmanuel Macron, qui s’assoie sur sa promesse de suivre les recommandations des experts nommés pour évaluer l’impact climatique du texte.

La gauche se rassemble pour demander un référendum

La France insoumise, le PCF et le PS s’associent aux dizaines d’organisations du collectif Stop Tafta/Ceta pour tenter d’imposer un référendum pour la ratification du Ceta, qui ne s’applique encore que « provisoirement ». Un « référendum d’initiative partagée » peut être convoqué si 185 parlementaires et 4,6 millions d’électeurs en font la demande. La barre est haute, mais pas inatteignable si la frange de parlementaires de droite opposée au Ceta joint l’acte à la parole.

« Sur un sujet extrêmement complexe comme le Ceta, je ne suis pas sûr qu’un référendum soit la solution », a déjà éludé Matthieu Orphelin, député LREM opposé au Ceta, interrogé par Politis. La pression continue en tout cas de monter. 52 organisations ont réclamé ce mardi la suspension du traité, en attendant le « plan d’action » du gouvernement pour prendre en compte – un peu tardivement – les enjeux climatiques.

Ces difficultés suivent une tendance mondiale. Après l’élection de Donald Trump aux États-Unis, beaucoup de projets d’accords ont été freinés. Les négociations pour le Tafta (l’accord entre l’UE et les États-Unis) ont été gelées. Les États-Unis se sont retirés de la zone de libre-échange transpacifique (TPP), qui devait regrouper 40 % de l’économie mondiale dans un marché commun. L’Alena, la plus grande zone de libre-échange, qui couvre l’Amérique du Nord, a été remise en négociation après vingt ans de fonctionnement. Et les négociations piétinent pour le Tisa, l’accord planétaire pour la libéralisation des services, qui devait ouvrir les marchés des services à la concurrence dans cinquante États.

Mais ces difficultés nouvelles ont paradoxalement accéléré le processus. « Depuis la fin du TPP [l’accord transpacifique, en janvier 2017], tous les partenaires se sont tournés vers l’UE », observe Samuel Leré, de la FNH [2]. À la Commission européenne, 32 négociations sont en cours pour des accords de libre-échange. « Ce qui est nouveau, ce n’est pas tant le nombre d’accords que leur profondeur, précise Jean Fouré, économiste au Cepii, centre de recherche et d’expertise sur l’économie mondiale_. Ils se concentrent désormais sur l’harmonisation des normes et sur la libéralisation des investissements et des marchés publics_. »

À lire aussi >> Ceta : Que permettra vraiment l’accord UE-Canada ?

Nouvelle stratégie

Ces accords sont en effet d’un genre nouveau, car ils répondent à une stratégie nouvelle de la part des multinationales et des dirigeants d’orientation libérale, observe l’économiste et membre d’Attac Maxime Combes : « Depuis la crise de 2008, la part du commerce dans le PIB n’augmente plus. Elle a atteint une certaine limite intrinsèque après soixante ans d’augmentation. Les multinationales ne recherchent plus une expansion de la mondialisation. Ce qu’elles espèrent, en revanche, ce sont des outils pour défendre le pouvoir qu’elles ont acquis sur l’économie mondiale et s’assurer qu’il ne puisse pas y avoir de retour en arrière. C’est pour cela que ces accords se concentrent sur la question des normes. »

Et la Commission européenne semble aujourd’hui déterminée à accélérer ce processus partout. Les négociations ont été relancées avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay) pour une conclusion espérée avant la fin de l’année. Il s’agit en particulier d’ouvrir des quotas de viande bovine sans droits de douane, ce qui devrait interpeller les éleveurs européens, déjà affectés par la hausse des importations canadiennes induite par le Ceta. Des discussions viennent d’être lancées avec la Nouvelle-Zélande, le Chili et l’Australie, qui ont eux aussi une agriculture extensive en mal de débouchés et lorgnent les étals européens.

L’Allemagne pousse à la reprise des négociations avec l’Inde, gelées depuis 2013, au motif que les réglementations et les droits de douane indiens freinent l’expansion des entreprises germaniques sur ce marché potentiel de 1,2 milliard d’habitants.

Les discussions avec la Chine avancent également, tandis que l’accord avec les États-Unis semble devoir revenir par la fenêtre. Angela Merkel et l’administration Trump ont déclaré cet été vouloir reprendre les négociations sur le fameux Tafta, malgré l’image détestable dont souffre déjà ce projet de traité.

Clarification politique

L’Afrique est également l’objet de toutes les convoitises. L’Union européenne force la signature d’« accords de partenariat économique » (APE), qui imposent la suppression des droits de douane sur les produits européens, malgré les grandes réticences locales et les déséquilibres patents entre les économies européenne et africaine [3]. Les 55 États du continent sont également censés signer d’ici à la fin de l’année un accord instaurant une « zone de libre-échange continentale » (ZLEC). « Une folie totalement irréaliste de l’Union africaine », s’étrangle Jacques Berthelot, expert de la question agricole africaine pour l’ONG Sol [4]. Les pays les plus fragiles, qui ne commercent pas à armes égales avec leurs voisins africains, subiraient une invasion de produits étrangers sur leurs marchés.

Un autre dossier devrait faire parler de lui dans les prochains mois en France, concernant le Japon. Le « Jefta », pour « Japan-EU Free Trade Agreement », doit être conclu avant la fin de l’année, à en croire la Commission européenne. Et il devrait comprendre la plupart des mesures problématiques prévues par le Ceta, d’après le mandat de négociation rendu public le 14 septembre dernier… Soit cinq ans après le début des négociations secrètes.

« Tout y est, soupire Paul-Émile Dupret, conseiller du groupe Gauche unitaire européenne au Parlement européen sur les questions commerciales. La libéralisation du commerce des biens, des services, des marchés publics, des marchés financiers… La Commission n’a même pas souhaité discuter du commerce des données personnelles, sur lequel le Japon est pourtant bien plus permissif que l’Europe. Elle n’a pas non plus formulé d’exigences sur la déforestation et la pêche des baleines. »

La Commission souhaite également innover quant à la méthode. Elle vient de proposer à qui veut l’ouverture de négociations pour créer un gigantesque tribunal arbitral « multilatéral », afin que les multinationales puissent attaquer les États lorsque leurs intérêts sont compromis par une nouvelle loi. La stratégie de la Commission est claire : négocier ce volet sensible à part « pour ne pas perdre de temps » et accélérer la signature d’accords de libre-échange, selon les mots de Cecilia Malmström, la commissaire européenne au Commerce, le 14 septembre. Les tribunaux arbitraux nécessitent en effet que les parlements nationaux – voire régionaux dans certains États – votent. Au grand dam de Bruxelles. « En négociant à part les tribunaux arbitraux, la Commission pourra faire passer les accords commerciaux par le seul Parlement européen, insiste Paul-Émile Dupret. Autrement dit, le Ceta est sans doute le dernier accord de libre-échange pour lequel il y aura un vote des États. »

Il y a donc urgence pour les opposants à ces gigantesques traités de libre-échange, dont le front déjà large et hétéroclite s’agrandit progressivement. Le Ceta soulève des critiques jusque dans une partie de la droite. Du côté de La République en marche, on compte aussi des opposants à cette fièvre libre-échangiste. En particulier parmi les proches de Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique, autrefois farouchement opposé au Ceta, discret depuis le mois de mai sur le dossier. Matthieu Orphelin, député LREM de Maine-et-Loire et ancien porte-parole de la FNH, est dans ses petits souliers : « Il y a une leçon à tirer de cette affaire pour les prochains accords. Le Ceta a montré ses limites. Pour tous ceux qui viennent maintenant, nous ne pourrons plus ignorer la question climatique comme cela a été fait pour le Ceta. » Le vote de ratification du Ceta, dont on ignore la date, sera l’occasion d’une clarification politique. En attendant, l’accord s’applique. De manière « provisoire ».

[1] « Comprehensive Economic and Trade Agreement » en anglais.

[2] Ex-Fondation Nicolas-Hulot, rebaptisée « pour la nature et l’homme ».

[3] Voir Politis n° 1417, du 31 août 2016.

[4] « La folie de la zone de libre-échange continentale africaine », 23 juin 2017.

Économie
Temps de lecture : 9 minutes