Naomi Klein : Les larmes de Standing Rock

Naomi Klein raconte la lutte des Sioux et des écologistes contre le passage d’un pipeline sous une réserve d’eau vitale. Une défaite face à Trump, mais un symbole de résistance. Bonnes feuilles.

Ingrid Merckx  • 8 novembre 2017 abonné·es
Naomi Klein : Les larmes de Standing Rock
© photo : Stephen Yang/GETTY IMAGES/AFP

Au milieu des larmes et des vapeurs de sauge, nous avons senti que nous faisions l’histoire. Nous avons eu l’impression que la colère et la douleur qui s’exprimaient allaient au-delà du simple exutoire. Si peu de temps après une élection qui nous avait heurtés, divisés, c’était un immense soulagement. Pendant des semaines, ces écrans qui occupent trop de place dans ma vie avaient été saturés de fureur et de débats hargneux pour savoir à qui ou quoi faire porter la responsabilité d’un tel gâchis.

Trump, « une opportunité de nous rassembler »

Naomi Klein, prêtresse du rassemblement à gauche ? Cela paraissait évident à ceux qui se sont serrés à près de 300 dans un bar parisien, le 4 novembre, à l’appel d’Attac, de Mediapart et de Basta !. La journaliste et essayiste canado-américaine ne mâchait pas ses mots pour exprimer sa colère contre Trump et les dominations de toute nature, ou son enthousiasme pour le mouvement de résistance de Standing Rock : « Les Sioux ne se sont pas contentés de lutter contre le pipeline, ils se sont définis comme des protecteurs de l’eau. »

L’auteure de No Logo et de La Stratégie du choc semble incarner sans effort l’intersectionnalité qui fait défaut aux mouvements sociaux. « Il faut avoir une analyse globale des luttes contre les inégalités économiques, raciales, sexistes, qui sont liées depuis l’origine du capitalisme », a-t-elle défendu, invitant chacun à « sortir de sa boîte ». D’ailleurs, « Trump est une opportunité de nous rassembler à nouveau ! » C’est ce qui ressort de Dire non à Trump ne suffit plus, un essai qui allie la précision de l’analyse et la clarté du propos.

Pour retracer l’année écoulée depuis l’élection du président américain ou revenir sur l’âge d’or de l’altermondialisme dans les années 1990, Naomi Klein va droit à l’essentiel. Et quand elle dit « je », c’est pour servir sa démonstration : Trump est une marque (« branding ») qui protège non seulement des empires, mais tout un système néolibéral assis sur l’exploitation des ressources terrestres et sur l’exclusion des plus vulnérables, en général les non-Blancs. Il n’y a guère que les radicaux de Deep Green Resistance France qui ne la trouvent pas suffisamment anticapitaliste et révolutionnaire.

Ingrid Merckx

On a entendu de tout et sur tous les tons : Trump avait gagné parce que les États-Unis étaient racistes ou à cause de l’élitisme des démocrates du milieu des affaires, et Bernie aurait réglé ça. Non, Trump avait gagné à cause du capitalisme, le problème le plus important de tous, alors que le racisme et le suprématisme blanc sont marginaux. Non, c’est à cause des revendications identitaires et de ces minorités qui ne font que se plaindre et sèment la discorde. Non, c’était rien que de la misogynie, bande de crétins. Non, Trump avait gagné à cause de l’industrie des combustibles fossiles, bien décidée à siphonner ses derniers profits, quel que soit le sort de la planète… Des arguments d’un intérêt indéniable, mais qui ne se soucient absolument pas de changer les façons de voir, de rechercher un véritable terrain commun.

À Standing Rock, tout ce venin s’est évaporé d’un coup. Ces querelles devinrent aussi insensées que l’était la construction d’un oléoduc sous une source d’eau potable, un oléoduc qui devait au départ traverser la ville blanche de Bismarck, laquelle le rejeta pour des raisons de sécurité. Au milieu du camp, auprès de ces gens qui se dressaient contre les plus grandes puissances industrielles de la planète, l’idée d’une concurrence quelconque entre les enjeux de la campagne s’évanouit. À Standing Rock, il devint tout simplement très clair que tous ces enjeux ne formaient qu’un seul système, le capitalisme écocidaire, déterminé à faire passer ce pipeline sous le fleuve Missouri, au mépris de la volonté des populations locales et du changement climatique. Et seul le racisme, un racisme d’une virulence extrême, rendit possible à Standing Rock ce qu’on avait jugé impossible à Bismarck : traiter les protecteurs de l’eau comme de la vermine et les disperser au canon à eau par un froid glacial. Le capitalisme moderne, le suprématisme blanc et les combustibles fossiles font partie de la même trame. C’était tangible sur ce coin de terre gelée.

Parlant de cette crise, la célèbre écrivaine et militante anishinaabe Winona LaDuke écrit : « Nous traversons une période de racisme extrême dans laquelle les entreprises ont tous les droits, et nous luttons avec nos prières, notre courage et notre détermination. » Cette bataille ne connaît pas de frontières. Partout dans le monde, les peuples qui accomplissent leur devoir sacré, celui de protéger les écosystèmes fragiles contre les agressions de l’industrie, subissent de sales guerres. Selon un rapport publié par l’observatoire des droits humains Global Witness, « en 2015, plus de trois personnes par semaine ont perdu la vie pour protéger leurs terres, leurs forêts et leurs fleuves contre des industries destructrices… De plus en plus, les communautés qui résistent sont la cible des services privés de sécurité des grandes entreprises, des forces de l’État et d’un marché florissant de mercenaires ». Environ 40 % des victimes, estime-t-on, sont autochtones.

Depuis l’élection, j’espérais un rassemblement d’intellectuels et de militants progressistes pour trouver des stratégies, unir nos forces et apprendre à naviguer dans les eaux troubles du gouvernement Trump pendant les quatre ans qui viennent – bref, je voulais poursuivre le débat si abruptement interrompu en Australie le soir de l’élection. J’imaginais ces discussions dans une université, dans de grandes salles. Je ne m’attendais pas à trouver cet espace à Standing Rock. Mais c’est bien là que je l’ai découvert, dans ce mélange d’action et de contemplation qui caractérisait les camps, et dans les enseignements pratiques de Brave Bull Allard et de tant d’autres.

À Standing Rock, on n’a pas réussi à arrêter le pipeline, du moins pas encore. Trump n’a pas hésité à violer le traité et les droits territoriaux. Il s’est empressé de casser la décision d’Obama, d’autoriser la compagnie, avec des policiers en armes pour lui prêter main-forte, à faire passer son oléoduc sous le lac Oahe, sans le consentement des Sioux. Au moment où j’écris ces lignes, le pétrole coule sous le réservoir d’eau potable de la communauté et la conduite pourrait éclater n’importe quand.

Cet affront est contesté devant les tribunaux et la pression est forte sur les banques qui ont financé le projet : leurs clients les ont sanctionnées en en retirant environ 80 millions de dollars.

Mais le pétrole coule toujours.

Je n’oublierai jamais ce que j’ai ressenti dans le camp principal, après des mois de résistance, quand la nouvelle de la décision d’Obama est arrivée, celle d’interdire le pipeline. Le hasard a voulu que je fusse avec Tokata Iron Eyes, une jeune fille de 13 ans de Standing Rock, une adolescente malicieuse, mais avec la tête sur les épaules, qui avait participé au lancement du mouvement. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait devant la caméra de mon téléphone : « C’est comme si on m’avait rendu mon avenir », a‑t‑elle répondu avant de fondre en larmes. Et je me suis mise à pleurer avec elle.

Trump a fait perdre à Tokata le sentiment de sécurité qu’elle venait de retrouver. Toutefois, rien de ce que fera le Président ne pourra jamais effacer l’intensité de tous ces mois passés sur le territoire, et tout ce qu’on y a appris. On y a construit une nouvelle forme de résistance, on a dit non à une menace imminente, mais on a aussi travaillé sans relâche à bâtir le « oui », c’est-à-dire le monde dont nous avons besoin et que nous appelons de tous nos vœux. © Actes sud

Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump, Naomi Klein, Actes Sud, 305 p., 21,80 euros.

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