Valeur et signification des plateformes

Amazon, Uber et Deliveroo : des machines à développer la surexploitation des travailleurs.

Mireille Bruyère  • 24 janvier 2018 abonné·es
Valeur et signification des plateformes
© photo : NICOLAS MAETERLINCK / BELGA MAG / BELGA

S****i des entreprises comme Amazon, Uber et Deliveroo suscitent l’euphorie des investisseurs malgré leurs pertes ou leurs résultats décevants, c’est qu’elles sont évaluées par les milieux financiers comme des acteurs « disruptifs ». C’est-à-dire qu’elles procèdent à des ruptures technologiques d’une grande ampleur, visant la création de nouvelles valeurs économiques. Les marchés financiers et les fonds d’investissement anticipent donc cet eldorado numérique en investissant massivement, malgré les pertes.

De l’autre côté, la réalité concrète du travail dont dépendent ces plateformes (livreurs à vélo, magasiniers, femmes de ménage, chauffeurs) nous montre qu’elles sont des machines à développer la surexploitation bien classique des travailleurs en contournant les législations qui protègent les salariés. Depuis un an, les employés de ces plateformes tentent de résister par des grèves, mènent des actions en justice pour requalifier leur travail en salariat et appellent les États à légiférer. Ces luttes essentielles s’inscrivent dans un enjeu politique plus large : quelle est la valeur économique des plateformes ? Au-delà de la répartition plus juste de leur valeur ajoutée entre les parties prenantes (propriétaires, travailleurs et usagers), la question n’est-elle pas de savoir si ces plateformes permettent un surcroît de valeur par la satisfaction de besoins sociaux nouveaux, seule condition d’une création de valeur économique ?

Prenons l’exemple de Deliveroo : son service – livraison de repas préparés dans des restaurants locaux – est fondé sur une technologie algorithmique qui localise le livreur le plus adéquat pour le restaurant qui vous convient le mieux. Ce service technologique est facturé 30 % du chiffre d’affaires livré pour les restaurants et 2,50 euros la livraison pour les clients. Il s’appuie sur l’exploitation d’une myriade de travailleurs à vélo. La valeur économique nouvelle correspond aux 2,50 euros que paye le client pour se faire livrer plutôt que d’aller au restaurant. Deliveroo puise donc l’essentiel de sa plus-value dans le siphonnage de la valeur économique des restaurateurs et l’exploitation nouvelle des livreurs. Le budget alimentation et l’appétit des ménages n’étant pas extensibles, sa croissance ne peut se faire que sur le dos des restaurateurs et des livreurs. Les investisseurs ne pourront donc espérer une rentabilité qu’à la condition que Deliveroo parvienne à une position de monopole entre les restaurateurs et leurs clients.

Il y a une articulation historique et sociale entre les besoins sociaux (se nourrir), la manière dont une société leur donne une signification, la valeur économique de ces besoins et l’organisation – plus ou moins aliénée – du travail pour les satisfaire. Deliveroo suppose donc que nous voulons choisir n’importe quelle cuisine à toute heure et nous restaurer sans nous déplacer ni attendre. Pour cela, il spolie les restaurateurs, réduit leur métier à une sous-traitance et exploite les livreurs en les rémunérant a minima. C’est une réponse bien individualiste et impatiente à nos besoins. La « plateformisation » de la société, loin de déboucher sur une forte croissance, comme le suppose la finance, risque de conduire à un accroissement des inégalités et à l’attrition du lien social.

Mireille Bruyère Membre du conseil scientifique d’Attac

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