Tunisie : L’irréductible fracture

La démocratisation échoue sur la question sociale, et la marginalisation des régions de l’intérieur est le produit d’une longue histoire qui dure malgré les changements politiques.

Thierry Bresillon  • 28 mars 2018 abonné·es
Tunisie : L’irréductible fracture
photo : Des chômeurs de Gafsa arrivés à Tunis le 9 février 2016 après une marche de 400 km contre les inégalités régionales.© FETHI BELAID/AFP

Comme aux heures les plus chaudes de la révolution de l’hiver 2010-2011, mercredi 21 mars, un poste de police a été incendié à Mdhilla, l’une des cinq villes du bassin minier de Gafsa, alors que des centaines de jeunes chômeurs tentaient d’empêcher les ouvriers de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) de se rendre au travail. Depuis le mois de janvier, la région est de nouveau en ébullition et la production est quasiment bloquée. Les résultats du concours de recrutement à la CPG, dont l’annonce a été reportée six fois, suscitant les soupçons habituels de favoritisme, ont été l’étincelle de cette nouvelle protestation. En janvier 2008, c’était déjà la raison du soulèvement parti de Redeyef, un autre site minier, qui avait embrasé toute la région pendant six mois et que le pouvoir avait réprimé à coups de procès collectifs et de tirs à balles réelles. Ce mouvement avait été en quelque sorte la répétition générale de l’insurrection de décembre 2010, conclue le 14 janvier 2011 par la chute du régime.

Sept ans plus tard, les chambardements politiques n’ont rien changé à la vie de la région, où le temps semble figé. La crise sociale s’éternise, rythmée par les mouvements de chômeurs. L’extraction annuelle plafonne à 4 millions de tonnes, moitié moins qu’avant 2010. Les propriétaires de camions pour le transport du phosphate tirent profit du blocage des voies ferrées par des chômeurs, qu’ils contribuent probablement à entretenir. Mais aucun avenir différent ne se profile à l’horizon.

La frustration et les revendications restent les mêmes : malgré l’exploitation des richesses de son sous-sol, la région connaît une pauvreté endémique, à laquelle s’ajoute la pollution de l’air et de l’eau, avec le cortège de maladies qu’elle provoque. L’embauche à la CPG, où le salaire moyen est plus du double que dans la fonction publique, reste le seul horizon, et les appuis au sein de l’administration de la CPG ou de l’union régionale de la puissante -centrale syndicale UGTT (ou de sa section minière) restent considérés comme un sésame pour en ouvrir l’accès. Un accord a pourtant été conclu fin février. Il prévoit, parmi d’autres mesures, l’embauche sur trois ans de quatre mille personnes à la CPG, selon l’ancienneté dans le chômage et la situation de la famille, ainsi que l’allocation de trois mille subventions pour la réalisation de projets économiques. Malgré cela, la protestation continue. La proximité des élections municipales, prévues le 6 mai, explique sans doute en partie cette radicalité, permettant aux partis d’opposition de faire émerger des figures locales et de capitaliser sur la protestation. Mais la cause est plus profonde.

« Les gens n’ont plus confiance dans les promesses du gouvernement, explique Romdhane Ben Amor, du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). L’État ne tient pas ses promesses. En juin 2015, lors d’une précédente crise, le gouvernement avait promis un audit sur les pratiques de corruption au sein de la CPG, cela n’a jamais été appliqué. »

« À travers tout le pays, les mouvements sociaux se multiplient, constate de son côté Hamza Meddeb, sociologue. On est passé de 5 500 conflits en 2015 à plus de 11 000 en 2017. Mais, surtout, ils prennent une forme de plus en plus agressive : blocages de routes, de voies ferrées ou d’installations pétrolières… C’est d’abord le signe d’une érosion de la capacité de médiation des canaux de représentation. Mais ces protestations fragmentées, très localisées, ne portent pas de modèle de transformation. » Face à cette effervescence sociale, depuis 2011, l’État n’a plus d’autre solution que d’acheter une paix sociale temporaire avec la distribution d’emplois plus ou moins fictifs et des promesses d’investissements dont la réalisation est sans cesse différée.

Aucun des gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 n’est parvenu à traiter la question sociale ni, en particulier, à réduire la fameuse fracture entre la côte est et les régions intérieures, où naissent tous les soulèvements sociaux en Tunisie depuis deux cents ans.

Le problème est devenu prioritaire depuis 2011. La discrimination positive au profit des régions défavorisées est même inscrite dans la Constitution de 2014. Comme le rappelle Slim Besbes, secrétaire d’État aux Finances de 2012 à 2013, « depuis 2012, tous les dispositifs budgétaires ont été mis en œuvre pour combler le fossé : l’allocation réservée aux zones défavorisées dans les programmes régionaux de développement a été multipliée par sept, la proportion des investissements publics consacrés à l’intérieur est passée quasiment de 20 % à 80 % et, depuis avril 2017, des incitations financières et fiscales ont été mises en place au profit des entreprises qui investissent dans les zones de développement prioritaires… » Rien de tout cela ne semble modifier en profondeur les déséquilibres territoriaux de l’économie tunisienne.

Il faut dire que cette situation est le produit d’une longue accumulation. L’histoire de la construction de l’État tunisien est celle de l’instauration de la domination de Tunis et des élites produites d’abord par l’Empire ottoman puis par le protectorat français sur les tribus de l’intérieur. L’indépendance, en 1956, n’a pas inversé la tendance. Au contraire. Habib Bourguiba, originaire de Monastir, une ville du Sahel, s’est allié aux Tunisois en leur apportant une base populaire, mais il a privilégié les Sahéliens dans la possession du pouvoir, comme en témoignent le choix des gouverneurs et des directeurs généraux de l’administration et la composition des gouvernements. « Les Sahéliens devaient créer la base économique de leur domination politique. Ils l’ont construite à travers l’orientation des dépenses publiques à leur profit et la capacité de bloquer les entrepreneurs des autres régions grâce à un modèle d’économie hyperadministrée au service de la protection des rentes », estime Sghaier Salhi, auteur d’un ouvrage très documenté intitulé La Colonisation intérieure et le développement inéquitable.

« Colonisation », le mot tape fort. Hamza Meddeb corrobore cette qualification : « Parler de fracture signifie que les deux parties du pays fonctionneraient en parallèle. En réalité, c’est un système unifié : l’intérieur et le sud du pays fournissent à l’économie dominée par la côte une main-d’œuvre bon marché, des produits agricoles, du phosphate, de l’eau… Il s’agit bien d’une forme de confiscation. »

« La spécialisation régionale est l’une des modalités de la colonisation économique, estime Sghaier Salhi. Le bassin minier en est la parfaite illustration. Le développement de la région de Gafsa a été sacrifié à une activité purement extractive, sans diversification ni redistribution régionale des revenus. La nappe d’eau a été monopolisée pour le lavage du phosphate, au détriment du potentiel agricole. L’intégration négative est une autre modalité : les régions non intégrées, comme les zones frontalières, sont affectées à des missions au service de l’État, en l’occurrence le contrôle des flux transfrontaliers, en contrepartie d’une tolérance pour la contrebande. »

Hamza Meddeb partage cette analyse : « Les régions subalternes sont gouvernées à l’économie. L’État devrait consacrer beaucoup de moyens à la résolution de leurs difficultés. Il préfère en déléguer la gestion à la CPG, par exemple, aux syndicats, aux structures du parti au pouvoir, aux réseaux claniques qui assurent la redistribution et l’accès aux opportunités économiques sous une forme clientéliste… »

La dictature reposait donc sur une économie politique bien particulière : d’un côté, l’économie formelle a été captée par quelques familles qui contrôlent les activités rentières – le secteur hôtelier, la téléphonie mobile, la grande distribution, les concessions automobiles –, où elles ont pu bâtir leur position grâce à la protection de l’État ; de l’autre, les régions exclues de ces possibilités d’accumulation ne peuvent survivre qu’en faisant allégeance aux réseaux de pouvoir locaux. Le tout au service d’une domination économique et politique. C’est contre l’injustice de ce système, de moins en moins capable de remplir sa part du contrat social, que se sont révoltées les régions intérieures en 2010.

Or, depuis, la démocratisation n’a rien changé à cette construction, à part avoir chassé la famille Trabelsi (la belle-famille du président déchu Ben Ali), qui avait entrepris de monopoliser toutes les possibilités d’enrichissement dans les secteurs formel et informel. La seule différence, c’est que désormais des réseaux concurrents se disputent les positions dans l’administration et le soutien des partis politiques au pouvoir pour garantir leur position économique. Mais peu d’acteurs nouveaux émergent dans cette compétition, et les acteurs établis tentent de verrouiller toute réforme qui ouvrirait le jeu et fragiliserait leur position.

La Tunisie, désormais endettée à hauteur de 70 % de son PIB, est sous pression du FMI pour réduire ses déficits publics. Mais aucune de ces mesures n’est pour l’instant en mesure de transformer les rapports sociaux et leur assise politique.

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