Réédition de « Mein Kampf » : « Le climat politique ne peut dominer les choix scientifiques »

L’historien Christian Ingrao expose les raisons et les modalités de la réédition de Mein Kampf chez Fayard.

Christophe Kantcheff  • 18 avril 2018 abonné·es
Réédition de « Mein Kampf » : « Le climat politique ne peut dominer les choix scientifiques »
photo : Présentation de l’édition critique de « Mein Kampf » à l’Institut d’histoire contemporaine, à Munich, en Allemagne, le 8 janvier 2016.
© JOHANNES SIMON/Getty Images/AFP

L’annonce de projets de réédition de textes problématiques, notamment antisémites, a récemment soulevé une certaine émotion. Antoine Gallimard envisage ainsi de rééditer des pamphlets de Céline, dont Bagatelles pour un massacre, que, jusqu’ici, la veuve de l’écrivain, toujours vivante, refusait de voir republiés. Problème : le travail d’édition critique envisagé, déjà réalisé au Québec, est notoirement insuffisant, voire tendancieux. Autre projet en cours : la réédition de Mein Kampf, d’Adolf Hitler. Mais, en l’occurrence, le travail scientifique effectué autour du texte est autrement plus sérieux, et les conditions d’édition chez Fayard plus rigoureuses. Les explications de Christian Ingrao, qui fait partie de l’équipe de chercheurs œuvrant à cette réédition.

Du point de vue de l’historien, pourquoi rééditer Mein Kampf ?

Christian Ingrao : Mein Kampf s’inscrit dans un moment très spécifique de l’idéologie völkisch (1). Avec ce texte écrit en prison, en 1924, Hitler parvient à individualiser de façon très nette le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP), à le distinguer d’une nébuleuse dans laquelle il se fondait jusqu’ici, nationaliste, antisémite et irrédentiste. Et le NSDAP va en devenir l’organisation phare. Il y a un vrai « moment » Mein Kampf, ce qui en fait tout l’intérêt historique. Mein Kampf n’a pas la valeur prédictive que voudraient lui donner les historiens intentionnalistes et la vulgate intériorisée en Europe. Mais il n’en reste pas moins que ce livre constitue un déversoir d’idées qui singularise le nazisme, solidifie le déterminisme racial et forme le fonds des croyances qui se retrouveront dans la SS et la SA.

Pour établir l’édition critique, quel dispositif scientifique a été mis en place ?

Une équipe de quinze chercheurs, français et allemands, historiens et germanistes, spécialistes de l’histoire du IIIe Reich ou de celle des juifs, travaille depuis quatre ans sous la direction de Florent Brayard. Nous sommes en train de réaliser un livre d’environ 1 300 pages, dont plus de la moitié du texte est composée des notes de bas de page. C’est un travail énorme et très coûteux. Les éditions Fayard ont consenti à faire cet investissement tout en considérant que le projet serait non lucratif. Fayard s’est d’ailleurs engagé, en cas d’éventuels (bien que peu probables) bénéfices, à reverser ceux-ci à des organisations non gouvernementales, fondations, œuvres de charité, etc.

La collection dans laquelle paraîtra cette édition a aussi une grande importance. Pourrait-on la voir publiée en poche ?

Pour l’instant, nous n’avons aucune idée de ce que sera la stratégie de Fayard. Nous en sommes aux deux tiers de l’édition du texte et nous ne savons même pas s’il se présentera en un tome ou plusieurs. Mais il y a fort peu de chances pour que ce soit en poche. Pour la raison suivante : le texte est entouré de notes et comporte, en outre, des notes de bas de page. Une édition en poche induirait de placer toutes les notes en bas de page ou de les rejeter à la fin. Ce qui serait selon moi, dans les deux cas, préjudiciable sur le plan éthique.

Les considérations actuelles sur le regain de l’antisémitisme ont-elles une influence sur votre travail ?

Même s’il est soumis aux demandes sociales et au contexte, l’historien doit rester maître de ses temporalités. Bien sûr, je suis sensible au climat actuel concernant l’antisémitisme, mais il ne peut dominer mes choix scientifiques. J’ajouterai une chose : rééditer tel que nous le faisons Mein Kampf, c’est l’arracher à sa maison d’édition d’origine, Les Nouvelles Éditions latines, qui étaient précisément maurassiennes. C’est en refroidir le texte et le dépassionner.

En ce qui concerne les pamphlets de Céline, on peut s’interroger sur les véritables intentions des éditions Gallimard…

Je ne les connais pas, mais l’appareil critique retenu par Antoine Gallimard est le fruit d’une équipe dénuée d’historiens. Considérer que ces libelles sont uniquement des pièces littéraires est dommageable et enlève à cette réédition une grande part de sa légitimité. D’où, à titre personnel, ma très grande réticence vis-à-vis de ce projet tel qu’Antoine Gallimard l’a exposé.

Si les conditions de cette réédition-là semblent sujettes à caution, toute réédition des pamphlets de Céline vous paraît-elle pour autant à exclure ?

Je n’ai pas d’opposition de principe. Il n’y a pas d’œuvres dont je pense a priori qu’il ne faut pas les rééditer. Il faut envisager les choses au coup par coup et avec rigueur. Quelle est l’œuvre et quel est le projet de réédition ? Quelle est la maison d’édition ? Quelles sont ses motivations ? Quid des conditions économiques ? Les équipes sont-elles compétentes ? Mêlent-elles des chercheurs en littérature et en sciences sociales, voire des politistes et des philosophes ?

(1) Mouvement populiste prônant l’unité et la supériorité du peuple allemand.

Société Idées
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