La beauté comme acte de résistance

Face à la marchandisation de l’art ou de la politique, Annie Le Brun pourfend cette finance qui enlaidit le monde, prônant la révolte dans le rêve.

Denis Sieffert  • 16 mai 2018 abonné·es
La beauté comme acte de résistance
© photo : Le Palais idéal du facteur Cheval, un rêve devenu réalité.crédit : Nicolas Thibaut/Photononstop/AFP

Qui a déjà aperçu la frêle silhouette d’Annie Le Brun ne dirait pas que cette femme est une guerrière. Elle mène pourtant depuis dix-huit ans, et la publication de ce livre essentiel que fut Du trop de réalité (1), un combat sans concessions contre la marchandisation de l’art et les mécanismes de récupération esthétique. « Guerre », c’est le mot qu’elle emploie et auquel elle donne sens tout au long d’un nouvel essai au titre magnifiquement ambivalent : Ce qui n’a pas de prix. À la fois ce qui a trop de prix, et que Wolfgang Ullrich appelle « l’art des vainqueurs », et ce qui ne peut pas et ne doit pas en avoir, comme l’insaisissable énigme de la beauté.

Annie Le Brun pointe d’un doigt accusateur ceux qui nous font assister à « cette grandiose transmutation de l’art en marchandise et de la marchandise en art ». Comme Damien Hirst, « star de la contemporanéité » qui avoue crûment « jouer l’argent contre l’art » et admet que, si (évidemment à son grand regret) l’argent l’emporte, « l’art devra s’en aller ». Et l’art, souvent, s’en est allé. Ou comme Anish Kapoor, qui a acheté « à prix d’or » le monopole d’une variété de noir, le Vantablack, interdisant à quiconque autre que lui d’en user. Acheter une couleur, n’est-ce pas nous dire qu’il n’y a « plus de problème artistique qui ne soit commercial depuis qu’une grande part de l’art contemporain est devenue un enjeu décisif de la haute finance » ?

C’est ici que le propos d’Annie Le Brun nous emporte vers d’autres horizons. Commencer par l’art, c’était nous signifier que rien n’échappe plus à la marchandisation. Nous sommes dans une guerre globale. En témoigne l’itinéraire d’un Charles Saatchi qui, avant de devenir le plus important promoteur de l’art contemporain en Angleterre, fut le publiciste qui mena Margaret Thatcher à la victoire. On ne pouvait espérer meilleur raccourci pour aller à l’essentiel : le rapport trouble entre l’esthétique et la politique. Comme dans un jeu de miroirs, Walter Benjamin s’inquiétait déjà de « l’esthétisation de la politique ». C’est le primat de la communication. Nous sommes alors de plain-pied dans des questions qui nous sont trop familières. Sous le masque du marketing et de la publicité, la propagande. Sous son empire, nous nous laissons gaver du trop de tout : « trop d’objets, trop d’images, trop de signes qui se neutralisent en une masse d’insignifiance » opérant « une constante censure de l’excès ».

Contre l’enlaidissement du monde par la finance, Annie Le Brun nous propose une écologie radicale qui cherche le chemin de la révolte dans le rêve. Elle cite l’intrépide facteur Cheval : « Pour distraire mes pensées, je construisais en rêve un palais féerique dépassant l’imagination. » On sait que son Palais idéal devint réalité. Libre à chacun d’interpréter ce dernier symbole à sa guise, comme une invitation à imaginer et à bâtir son palais féerique, œuvre d’art ou utopie sociale.

(1) Stock (2000) et Folio Gallimard (2005).

Ce qui n’a pas de prix Annie Le Brun, Stock, 176 p., 17 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

« Fanon nous engage à l’action »
Entretien 16 juillet 2025 abonné·es

« Fanon nous engage à l’action »

À l’occasion du centenaire de la naissance de Frantz Fanon, sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, revient sur l’actualité cruciale de son œuvre, ses usages, ses trahisons, et sur l’urgence d’une pensée véritablement décoloniale, face aux replis identitaires et aux résistances d’un ordre postcolonial jamais réellement démantelé.
Par Pierre Jacquemain
Frantz Fanon, un éclairage disputé sur l’héritage colonial 
Idées 16 juillet 2025 abonné·es

Frantz Fanon, un éclairage disputé sur l’héritage colonial 

Alors que l’on célèbre le centenaire de la naissance de Fanon, sa pensée reste centrale dans la compréhension du passé et du présent colonial. Quitte à susciter des interprétations opposées.
Par François Rulier
Fanny Gollier-Briant : « Il faut absolument repolitiser la souffrance des jeunes »
Entretien 16 juillet 2025 abonné·es

Fanny Gollier-Briant : « Il faut absolument repolitiser la souffrance des jeunes »

La pédopsychiatre au CHU de Nantes considère le « plan psychiatrie » présenté en juin par le gouvernement largement insuffisant, alors que les chiffres sur la santé mentale des adolescents et des jeunes adultes sont extrêmement inquiétants.
Par Elsa Gambin
En finir avec le mythe du « banlieusard-casseur »
Idées 16 juillet 2025 abonné·es

En finir avec le mythe du « banlieusard-casseur »

À chaque débordement dans un cadre festif, les projecteurs médiatiques se braquent sur la jeunesse venue des périphéries. Entre fantasme médiatique et héritage colonial, cet imaginaire a la peau dure.
Par Kamélia Ouaïssa