Orthoépie et admixtion

Les souffrances des victimes du racisme, du sexisme et de l’homophobie doivent être entendues pour ce qu’elles sont.

Sébastien Fontenelle  • 30 mai 2018 abonné·es
Orthoépie et admixtion
© photo : YANN CASTANIER / HANS LUCAS

T ous les mardis, je reçois le PDF du « prochain numéro de Politis, en kiosque jeudi ». Ça dure comme ça depuis des années, qui m’ont installé dans quelques habitudes – à moins qu’il ne s’agisse désormais de réflexes : par exemple, neuf fois sur dix, je lis d’abord l’édito, puis, juste après, le courrier des lecteurs. Et des lectrices. Et c’est là que je suis tombé, l’autre jour, sur une lettre de Jean, qui était carrément (très) irrité.

Ce qui l’« agace », Jean, c’est ce qu’il appelle (1) « la mode de l’écriture inclusive », qu’il juge « absurde ». Elle constitue d’abord, selon lui, une « aberration », car « les pseudo-mots et fonctions que sont », par exemple, « habitant·e·s ou venu·e·s n’ont ni existence ni statut », et en plus, abomination absolue : « Ils n’ont pas non plus d’histoire linguistique ». (Et « quant aux étudiant·e·s blanc·he·s ou aux citoyen·ne·s » : Jean « défie quiconque d’en dériver une prononciation (et une lecture) – alors que l’orthoépie, qui règle le vecteur langue écrite → langue parlée, est ici annulée ».)

Fichtre, m’ai-je dit à ce point de ma lecture : l’affaire est grave. Et d’autant plus préoccupante que, si je me laisse entraîner sur le terrain orthoépique, je vais être un peu sous-équipé : Jean, après tout, est « agrégé et docteur en linguistique anglaise ». Mais, heureusement, la conclusion de son courrier m’a finalement ramené en territoire connu.

En effet, Jean décrète, pour refermer sa démonstration – et après encore quelques savants détours par les « formes adjectivales » et les « systèmes intonatifs » –, qu’en vrai « ce sont les rapports sociaux qui créent des situations de classe, lesquelles se solidifient dans des positions de classe », et que nous ne devons jamais l’oublier, car : « Il y va de l’existence, de la lutte et de la conscience des classes qui furent jadis nommées laborieuses. »

En d’autres termes, Jean inscrit peu ou prou sa récrimination dans l’affirmation plus générale, et malheureusement si répandue aujourd’hui encore dans la gauche, que « les luttes antiracistes, antisexistes et anti-homophobes […], loin d’appartenir à la noble famille des luttes sociales, […] ne font que divertir, diviser et servir le capital (2) ».

Jean, s’il te plaît, considérons ensemble, et une fois pour toutes, que les souffrances qu’expriment les victimes du racisme, du sexisme et de l’homophobie doivent être entendues pour ce qu’elles sont, et ne plus être systématiquement suspectées d’on ne sait trop quelles social-traîtrises. Que leurs demandes doivent simplement être écoutées et ne plus être automatiquement dégradées en prétendues « diversions ». Cela n’induit aucunement qu’il faille pour autant renoncer à cette bonne vieille lutte des classes, camarade : l’addition, ici, vaut mieux que les soustractions, et, si ça se trouve, il y a peut-être même, sait-on jamais, dans les « classes qui furent jadis nommées laborieuses », quelques fervent·e·s partisan·e·s de l’écriture inclusive qui nous sauront gré de cette admixtion.

(1) Par un tour discrètement disqualifiant, où une préoccupation égalitaire est donc présentée comme une toquade.

(2) http://lmsi.net/Les-ravages-de-la-pensee-moniste.

Publié dans
De bonne humeur

Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.

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