Principe de fraternité : « Une bouffée d’oxygène »

Symboliquement forte, la décision du Conseil constitutionnel ouvre, pour le juriste Patrick Henriot, un débat sur ce qu’humanitaire veut dire.

Ingrid Merckx  • 11 juillet 2018 abonné·es
Principe de fraternité : « Une bouffée d’oxygène »
© photo : Karpov/AFP

Outre Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, des associations sont intervenues devant le Conseil constitutionnel pour réclamer l’abrogation du délit de solidarité. Consacrer le principe de fraternité et demander une mise en conformité de la loi va faire porter l’interprétation de la dimension humanitaire sur le législateur, qui peut l’encadrer a minima, ou sur les tribunaux, qui peuvent condamner à leur guise.

Pourquoi avoir attendu 2018 pour en appeler au principe de fraternité ? Est-ce une astuce juridique ?

Patrick Henriot : C’est plutôt une clairvoyance sur l’articulation qui s’opère entre fraternité et solidarité. Contrairement aux principes de liberté et d’égalité, les contours du principe de fraternité restent flous et ses applications juridiques pas évidentes. En outre, le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) n’existe que depuis 2010. Avant, seuls les parlementaires pouvaient mobiliser le Conseil constitutionnel dans le cadre d’un contrôle a priori de la loi. La QPC a élargi le champ des possibles. Les praticiens et les avocats qui plaident devant la Cour de cassation ont acquis une sorte de « réflexe QPC ». Dans un contentieux un peu emblématique, on cherche instinctivement s’il y aurait matière à une QPC.

Comment percevez-vous cette décision des Sages dans le contexte de « mal accueil » actuel ?

S’il bénéficie d’une grande latitude, le Conseil constitutionnel est néanmoins dépendant de sa propre jurisprudence. Il lui aurait été assez difficile d’affirmer que la fraternité n’est pas un principe constitutionnel. Ne serait-ce qu’avec l’argument de la devise républicaine… La suite de sa décision est autrement plus significative d’une orientation politique pour le moins mesurée. Son raisonnement suit plusieurs étapes. Il commence par dire que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle. Et il en tire une conséquence qui peut sonner comme une victoire : il découle du principe de fraternité « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Le citoyen n’a donc pas à faire le tri entre ceux qu’il aide. Mais, premier bémol, le Conseil ajoute : « Aucun principe ni aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. » Il contrebalance ainsi le principe de fraternité en rappelant que la puissance publique peut organiser le contrôle de l’entrée et de la présence des étrangers sur le territoire au titre du maintien de l’ordre public.

Donc le principe de fraternité vient se cogner à la jurisprudence sur le maintien de l’ordre ?

Le Conseil considère, classiquement, qu’il faut assurer un équilibre entre ces deux objectifs. Il étend d’abord l’immunité de l’« aide au séjour » à l’« aide à la circulation », qui peut permettre d’aider un migrant à aller à l’hôpital ou à la préfecture. C’est bien, mais ça n’est pas une révolution. En revanche, sur l’article 622-4 du Ceseda, qui liste les cas dans lesquels on peut bénéficier d’une immunité, le Conseil précise : ces dispositions « ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s’appliquant également à tout autre acte d’aide sociale apportée dans un but humanitaire ». Si jamais des poursuites sont exercées, le tribunal n’a pas à aller chercher de quelle type d’aide il s’agit – hébergement, nourriture, transport… –, il doit juste déterminer si elle est apportée à titre humanitaire.

Les tribunaux vont donc devoir mesurer la dimension humanitaire d’une aide ?

Le législateur a jusqu’au 1er décembre pour mettre la loi en conformité. Un débat va s’ouvrir. A priori, il faudrait revoir l’article 622-4 pour poser le principe de l’immunité pour toute aide de type humanitaire. Restera une difficulté : la définition de ce qui est « humanitaire ». Le législateur aura le choix soit de laisser les tribunaux en décider au cas par cas, soit de l’encadrer a priori, mais sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Il peut d’ailleurs être tenté d’en limiter le champ : par exemple en excluant une aide apportée dans un cadre « militant ». En réalité, la loi pénale ne devrait pas mettre en œuvre des notions aussi subjectives, relevant du domaine des mobiles des aidants. Mais si ce sont les tribunaux qui sont chargés de définir ce qui est humanitaire, on peut tout autant redouter les décisions de certains juges.

La Constitution peut-elle contrer la loi ?

Elle ne l’améliore ni ne l’aggrave. Le cadre constitutionnel donne des lignes directrices. Le message délivré est : « On ne peut pas sanctionner aveuglément les citoyens qui viennent en aide à des personnes en détresse. » C’est d’ailleurs dans l’intérêt de l’État puisque cette aide citoyenne compense ses carences. L’avantage de la décision du Conseil, c’est que, sur l’aide à l’entrée et au séjour des étrangers, le législateur sera désormais sous son contrôle : si la loi est modifiée ou complétée, des poursuites ultérieures pourront donner lieu à de nouvelles QPC. Même si elle ne l’est pas, la Cour de cassation va néanmoins intégrer cette décision dans sa jurisprudence. Symboliquement, c’est une bouffée d’oxygène. Juridiquement, c’est, au mieux, un point d’appui pour l’avenir.

Avec une limite : le principe de fraternité s’arrête à la frontière. Comment faire en montagne ou en mer ?

De ce point de vue, la décision du Conseil constitutionnel reste très en deçà de ce que réclamaient Cédric Herrou, Pierre-Alain Mannoni et les associations, dont le Gisti : l’abolition du délit de solidarité. Dès lors que des gens meurent à une frontière, même l’aide à l’entrée sur le territoire devrait pouvoir être considérée comme relevant d’un acte humanitaire.

Patrick Henriot Ancien magistrat et secrétaire général du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).

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