« Ne m’appelle pas Capitaine », de Lyonel Trouillot : Pauvre endroit pour une rencontre

Dans Ne m’appelle pas Capitaine, Lyonel Trouillot ressuscite le passé disparu d’un quartier misérable en même temps qu’il libère ses personnages de leurs carcans.

Christophe Kantcheff  • 29 août 2018 abonné·es
« Ne m’appelle pas Capitaine », de Lyonel Trouillot : Pauvre endroit pour une rencontre
© photo : PHILIPPE DESMAZES / AFP

Dans la famille de la narratrice, « gagner plus » est « une passion, non une obligation ». Et on y possède « assez d’argent pour n’avoir rien à justifier auprès de soi comme des autres ». Il est rare que Lyonel Trouillot, dont tous les romans se déroulent chez lui, en Haïti, choisisse pour personnage principal, et narrateur de surcroît, un représentant des classes riches, en l’occurrence une jeune femme. Au début du roman, Aude avoue elle-même qu’elle ne connaît pas d’autre réalité que la sienne. Son monde est le monde. Elle vit avec sa famille au cœur d’un quartier résidentiel, avec chauffeurs et piscine : Montagne noire, sur les hauteurs de Port-au-Prince, loin des « miasmes » de la ville.

Premier axe de Ne m’appelle pas Capitaine : le récit d’une conscience qui bascule. Celle de la petite fille riche qui ne se satisfait plus de son horizon borné. C’est presque par ennui cependant qu’elle s’inscrit, le bac en poche, à un cours de journalisme par correspondance. Même si au lycée la curiosité n’a pas été son fort, Aude s’aventure dans le reportage et les bas-fonds de la cité, au grand dam de sa mère, à l’esprit étroit et déjà débordée par son fils, homosexuel et drogué. Aude entre en relation avec un vieil homme, dont le surnom est Capitaine, habitant le Morne Dédé, un quartier déshérité et mal reconstruit, « une agression sur ruines ». Accueillie comme un corps étranger, Aude est tout de même reçue par Capitaine parce qu’elle vient de la part de son oncle, le seul marginal de sa famille raciste et capitaliste.

Lyonel Trouillot décrit sans caricature la rencontre entre la jeune femme et ce milieu social qui lui est si étranger – « Je me sentais plus dépaysée que lors de mes premières visites à Paris et New York ». Aude va perdre peu à peu ses a priori de classe en se laissant pénétrer par les histoires de Capitaine. L’apprentissage du journalisme lui permet de s’ouvrir. Ce n’est pas si fréquent qu’un des aspects positifs possibles de ce métier soit évoqué. Il n’empêche, Capitaine en a une tout autre conception : « Je n’aime pas les journalistes. Ils courent après les évidences »

Deuxième axe de Ne m’appelle pas Capitaine : la réalité de ce quartier qui a perdu son passé et dont la mémoire est détenue par un seul individu, le vieil homme qu’Aude vient écouter. À travers les anecdotes terribles que celui-ci hurle – malgré son emphysème et ses rhumatismes – à force de les avoir contenues, le roman ressuscite une époque et un lieu, le Morne Dédé, imaginaire mais dont on peut penser qu’il est inspiré par d’autres, bien réels.

C’est l’histoire d’une mère morte de chagrin après que ses deux fils ont été emprisonnés parce que suspects de communisme. Celle d’un père violeur de ses trois filles, dont l’aînée, par réaction, a battu sa mère à mort. Celle aussi plus personnelle de Capitaine, quand il était jeune et maître en arts martiaux, fondant une salle de sport, un des rares lieux de vie sur cette colline misérable. Puis quittant tout après l’amour perdu d’une femme de caractère, qui l’a entraîné dans une aventure militante, clandestine, meurtrière…

Progressivement et non sans heurts, Aude reconstitue le fil d’un récit en recueillant la parole explosive de son unique témoin. Ce faisant, elle permet aussi aux derniers jeunes du quartier, vivant autour de Capitaine, de comprendre ce qui s’est passé. « Capitaine, c’est notre seul lien avec autre chose que nous-mêmes », dit l’un d’eux à Aude.

Parce qu’il progresse vers un éclaircissement et que ses personnages se grandissent les uns les autres, ce livre a quelque chose d’un conte. Il en a aussi le ton, comme une sorte de douceur qui s’affirme dans l’écriture. Il porte aussi une leçon de conduite, une incitation à agir, une philosophie de l’existence qui se devine ici : « [Capitaine] détestait le verbe “essayer”. Je lui avais promis de faire un reportage sincère. Il s’était emporté […].“Essayer, c’est un verbe très paresseux quand il s’agit d’actions qui relèvent de la décision.” »

Ne m’appelle pas Capitaine, Lyonel Trouillot, Actes Sud, 148 p., 17,50 euros.

Littérature
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