Il y eut alors des Maurice Audin par milliers…

Combien d’hommes, de femmes furent raflés, torturés, assassinés par l’armée française en Algérie, à l’instar de Maurice Audin ?

Gilles Wullus  • 19 septembre 2018 abonné·es
Il y eut alors des Maurice Audin par milliers…
© photo : AFP/STF

Combien d’hommes, de femmes furent raflés, torturés, assassinés par l’armée française en Algérie, à l’instar de Maurice Audin ? L’Association Maurice Audin et histoirecoloniale.net ont mis en ligne le 15 septembre un site (1000autres.org) recensant déjà plus de mille notices individuelles de personnes enlevées et séquestrées en 1957 dans cette « bataille d’Alger » « qu’il vaut mieux désigner par les termes de “Grande répression d’Alger” », selon les termes de Fabrice Riceputi.

Il faut lire sur ce site l’édifiante enquête de cet historien sur un fichier secret. « La préfecture d’Alger savait en effet qu’elle avait, en constituant [ce fichier] à d’autres fins, dangereusement documenté une pratique de répression visant à terroriser la population algérienne : l’arrestation par enlèvement de milliers de “suspects”, dont beaucoup avaient subi la torture et dont certains ne réapparaîtraient plus. »

À l’époque, ce fichier fut soigneusement dissimulé à ceux qui enquêtèrent sur cette répression aveugle, tel l’avocat Maurice Garçon, qui en avait appris l’existence. Mais, conservé aux Archives nationales d’outre-mer depuis la fin de la guerre, il est devenu accessible en 2017, permettant le travail de Fabrice Riceputi : « Dans les livres d’histoire, ils sont donc ces anonymes “3 024 disparus de la bataille d’Alger” […], des disparus sans identité particulière, doublement disparus, physiquement et symboliquement, du fait de leur statut de colonisés et du peu d’intérêt que leur cas a suscité en dehors de personnalités comme Pierre Vidal-Naquet et les membres du Comité Maurice Audin. »

Séquestrations arbitraires, tortures, assassinats furent le lot de ces « suspects », arrêtés sur des indices aussi minces que « arrogant » ou « n’a pas de fiche de paie ». Pour les familles, le plus dur fut souvent de n’en avoir rien su. Extrait : « La veuve de Mohamed Djebbar, imam de Castiglione arrêté en mars 1957 pour collecte de fonds, crut par exemple bien au-delà de l’année 1962 à la possibilité de la réapparition de son mari. Elle a d’abord interrogé la préfecture, visité tous les lieux de détention connus de la région d’Alger, toujours en vain. Puis, à l’indépendance, elle a encore espéré qu’il serait parmi les milliers d’internés progressivement libérés des camps. »

« Elle pensa ensuite qu’il avait peut-être, comme d’autres, perdu la mémoire du fait des tortures et qu’on le retrouverait peut-être. “Et puis un jour, nous dit son fils, elle ne posa plus de questions”, ne regrettant plus que de ne pas pouvoir “lui parler” sur sa tombe, cette dernière n’existant pas. Ses enfants ne purent jamais lui avouer que leur oncle, détenu avec lui dans une caserne à Koléa, avait été témoin de son décès probable sous la torture : “Quand ses hurlements s’arrêtèrent, on sut que c’était fini”, leur avait-il dit longtemps après sa propre libération. La douleur causée par l’absence de vérité et de justice est sans fin. »

Politis soutient le projet 1000autres.org, dont la liste est vouée à s’allonger lorsque d’autres cas pourront être documentés.

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