Ces Américains tentés par le « socialisme »

Des candidats très à gauche ou « progressistes » se ruent à l’assaut de Washington à l’occasion des élections de mi-mandat du 6 novembre. Une tendance née avant Donald Trump, qui s’amplifie.

Alexis Buisson  • 17 octobre 2018 abonné·es
Ces Américains tentés par le « socialisme »
© photo : Alexandria Ocasio-Cortez, 28 ans, pourrait devenir la plus jeune parlementaire de l’histoire des États-Unis. crédit : DON EMMERT/AFP

Debout, sur un tabouret devant plusieurs dizaines de supporters réunis dans un restaurant portoricain du Bronx. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez a donné le coup d’envoi officiel, le 22 septembre, de sa campagne post-primaires pour les élections de mi-mandat (midterms) du 6 novembre. Elle se lance à l’assaut de la Chambre des représentants, chambre basse du Congrès états-unien, pour représenter une circonscription qui comprend une partie des arrondissements new-yorkais du Queens et du Bronx, composés d’une large population pauvre et immigrée.

Serveuse dans le Bronx il y a seulement un an, cette New-Yorkaise d’origine portoricaine est la nouvelle sensation de la gauche états-unienne. Lors des primaires démocrates de juin, elle a battu avec 57 % des voix le ténor du parti, Joe Crowley. Avec trente ans de politique locale et nationale au compteur, ce dernier était pressenti pour devenir le prochain patron des démocrates à la Chambre des représentants en cas de majorité au soir du 6 novembre.

Depuis sa victoire inattendue, « AOC » sillonne le pays pour faire bénéficier d’autres candidats de gauche de sa nouvelle aura. Sauf surprise, elle sera élue en novembre et deviendra, à 28 ans, la plus jeune parlementaire de l’histoire des États-Unis. « Cette circonscription vote à 85 % pour les démocrates, rappelle-t-elle devant ses supporters, dont l’économiste de renom Jeffrey Sachs, venu sans prévenir lui apporter son soutien. Mais nous allons continuer le porte-à-porte car nous ne prenons rien pour acquis et, surtout, le changement se prépare dès maintenant, sur le terrain. »

Ouvertement socialiste, la jeune femme est issue du vivier « DSA » (Democratic Socialists of America), un groupe socialiste qui a connu un véritable boom à la suite de la campagne pour les primaires démocrates de 2015 de Bernie Sanders, finalement battu par Hillary Clinton. Non financée par les lobbys ou les groupes d’intérêt, elle prône la gratuité des universités pour enrayer l’endettement galopant des étudiants américains, la création d’une assurance santé universelle prise en charge par l’État (single-payer healthcare) ou encore la lutte contre le changement climatique et la corruption. Elle milite aussi pour la suppression de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement), agence gouvernementale chargée de faire respecter la loi sur l’immigration, devenue le symbole de la politique brutale déployée par Donald Trump, en particulier la séparation de familles à la frontière mexicaine.

Nouveaux visages

Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas la seule à défendre ces idées décrites comme « socialistes » (ou « progressistes », un terme utilisé pour parler de l’aile gauche du Parti démocrate). Le groupe DSA compte 46 candidats en lice aux élections du 6 novembre, à divers échelons du pouvoir. Parmi eux, Julia Salazar, candidate de 27 ans au Sénat de New York, et Rashida Tlaib, prétendante arabe-américaine au Congrès dans le Michigan. En dehors de DSA, plusieurs nouveaux visages se sont fait remarquer par leurs positions résolument à gauche. En Floride, le charismatique maire afro-américain de Tallahassee, Andrew Gillum, candidat au poste de gouverneur de cet État très républicain, milite pour une augmentation du salaire minimum et de l’impôt sur les sociétés. Dans le Massachusetts, Ayanna Pressley, fervente opposante à l’agence d’immigration ICE, deviendra vraisemblablement la première Afro-Américaine à représenter au Congrès cet État de Nouvelle-Angleterre.

« Les États-Unis sont le pays le plus riche de la planète. Nous avons les moyens de mettre en place ces politiques, assure Alexandria Ocasio-Cortez à un groupe de journalistes en marge de son meeting dans le Bronx. On entend dire que la couverture médicale pour tous est un rêve, une fiction. Mais ces systèmes existent au Canada et en Europe. Ils ont des effets positifs sur la santé. J’aimerais que les États-Unis soient innovants en la matière, alors que nous sommes plutôt en queue de peloton. Ce n’est pas une question de possibilité, mais de volonté politique. »

Le phénomène est d’autant plus surprenant que « socialiste » a longtemps été un mot tabou outre-Atlantique. La candidature de Bernie Sanders n’est pas le seul facteur à avoir fait sauter le verrou : bien avant 2016, les jeunes États-Uniens se montraient plus ouverts à l’utilisation du terme. En 2011, une enquête du Pew Research Center montrait qu’une majorité relative (49 %) des sondés âgés de 18 à 29 ans percevait le terme « socialisme » de manière positive (+ 6 points par rapport à la précédente enquête sur le même thème, en mai 2010), contre 43 % d’opinions défavorables. « En 2011, le jeune États-Unien est un déçu du capitalisme. Et il n’est pas le seul : le rejet du mot “capitalisme” est partagé par toutes les générations, une évolution intéressante dans le contexte états-unien », notait à l’époque Caroll Doherty, directeur adjoint de cet institut.

« Ce sont des jeunes qui n’ont pas grandi avec la guerre froide. En outre, ils ont fait face à une désillusion profonde : c’est la génération la plus éduquée de l’histoire, mais elle a été durement affectée par la crise économique de 2008. Les inégalités sont devenues une source de préoccupation pour elle », analyse Stephanie Lee Mudge, professeure de sociologie à l’université de Californie-Davis, et auteure d’un ouvrage sur les liens entre les gauches européenne et américaine. « Les États-Uniens n’ont pas une aversion génétique envers le socialisme. Ils étaient surtout opposés à l’Union soviétique. Le socialisme est synonyme avant tout d’allocation des ressources et d’une voix donnée à tout le monde. Cela peut se fondre parfaitement dans la culture politique égalitaire qui a servi de fondement aux États-Unis comme en France. »

Contrairement à ce qui se passe en Europe, le socialisme est historiquement vu outre-Atlantique comme une force marginale, « un cul-de-sac » politique qui n’avait pas droit de cité dans le système bipartite dominé par démocrates et républicains. « Ces dernières années, la gauche du Parti démocrate n’était pas focalisée sur la conquête du Congrès, contrairement au mouvement du Tea Party, à droite. Les socialistes incarnaient davantage une critique intellectuelle de la finance ou de la guerre. Mais, depuis Trump et les tentatives de l’establishment du Parti démocrate d’affaiblir la campagne de Bernie Sanders en 2016, l’aile gauche a décidé de se focaliser sur le Congrès et Washington », observe la sociologue. Selon elle, il n’y a pas de différences majeures entre les positions défendues par ces nouveaux socialistes états-uniens et leurs homologues européens, mais Stephanie Lee Mudge souligne l’ironie de voir ces idées gagner en popularité aux États-Unis alors que les social-démocraties européennes sont en berne et fragilisées par la montée de l’extrême droite. « Je pense que les socialistes états-uniens ont une vision idéalisée du système suédois, par exemple », glisse-t-elle.

Porte-à-porte

Christopher Walsh fait partie des petites mains qui s’activent depuis plusieurs mois pour faire gagner des candidats progressistes. Cet ancien supporter d’Hillary Clinton est le fondateur de Flippable, un groupe qui aide les candidats de gauche à l’emporter dans les parlements des États fédérés en leur fournissant des financements et des moyens humains. « Depuis 2016, on assiste à un réveil des progressistes, affirme-t-il. Le Parti démocrate se déplace vers la gauche. On le voit sur la question de l’assurance santé : l’idée de prise en charge par l’État plutôt que par le secteur privé progresse dans les esprits. On le voit aussi sur la protection des musulmans ou des LGBT [lesbiennes, gays, bisexuels et trans] et le contrôle des armes à feu. C’est quand les droits viennent à manquer qu’on se rend compte qu’on y est attaché. »

Pour le moment, les discours d’Alexandria Ocasio-Cortez et de cette nouvelle gauche séduisent surtout les jeunes États-Uniens. Quant aux plus âgés, « ils se soucient avant tout des questions économiques. Ils peuvent être effrayés par l’assurance médicale pour tous, car une possible hausse des impôts pour la financer les inquiète », souligne Stephanie Lee Mudge.

« Les idées défendues par ces candidats peuvent toucher tout le monde, pas seulement les jeunes : les agriculteurs du Midwest qui se soucient du changement climatique, les seniors qui veulent avoir une bonne assurance santé, les étudiants qui ne veulent pas sortir endettés de l’université… », insiste pourtant Jay Roberts, jeune supporter d’Alexandria Ocasio-Cortez rencontré dans le Bronx. Volontaire pour faire du porte-à-porte, c’est la première fois qu’il s’implique dans une campagne politique. « Nous avons essayé différentes formules politiques. Il y a encore des laissés-pour-compte. Alors on se dit : pourquoi ne pas essayer d’autres idées ? »

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