La filialisation, outil de dumping social

Avec le pacte ferroviaire, la SNCF accélère sa « politique de la pieuvre » dans tous les corps de métier. Diluant ainsi les acquis historiques de ses agents.

Erwan Manac'h  • 10 octobre 2018 abonné·es
La filialisation, outil de dumping social
© photo : Alain Pitton/AFP

Depuis que la mise en concurrence est dans l’air du temps, la SNCF a choisi de s’éparpiller façon puzzle, de façon, notamment, à organiser sa propre concurrence. Grosses filiales ou microsociétés créées pour les besoins d’un appel d’offres, le groupe SNCF regroupe aujourd’hui plus d’un millier de filiales en France et dans le monde. Dans le même temps, son cœur de réseau maigrit, ce qui dévitalise progressivement le débat sur les acquis négociés par les agents sous statut.

On dénombrait 300 000 cheminots dans les années 1970, il y en a à peine 150 000 aujourd’hui, et le rythme des suppressions de postes doit se poursuivre au rythme de 2 000 par an. Tandis que le groupe SNCF, si l’on prend en compte ses filiales, emploie au total 270 000 collaborateurs, indique l’entreprise, contactée par Politis. Plus globalement, en ajoutant les contrats passés avec des entreprises extérieures, « les sous-traitants représentent 30 % de la charge de travail de la SNCF », estime Thierry Nier, secrétaire général adjoint de la CGT-Cheminots, qui dénonce une « politique de la pieuvre ».

Après la grève, les syndicats dénoncent une répression

Quelques semaines après le mouvement de grève historiquement long à la SNCF, les syndicalistes se disent victimes d’une vague de procédures disciplinaires pour des faits relatifs à des actions syndicales, avec « des niveaux de sanction irréalistes », selon Laurent Courtois, délégué Sud-Rail. Ainsi, à Grenoble, six agents risquent d’être sanctionnés pour avoir traversé les voies sans gilet de sécurité ou utilisé un mégaphone en gare. « Il y a un esprit revanchard de la direction, mais aussi l’envie d’éteindre toute velléité de contestation, car de grosses étapes de négociations sont à venir », analyse Thierry Nier, secrétaire général adjoint de la CGT-Cheminots, qui dénombre cinq ou six dossiers préoccupants dans ses rangs, avec des salariés menacés de licenciement.

La SNCF a aussi multiplié les plaintes pour judiciariser certains dossiers. Comme à Rennes, où un agent a été poursuivi pour avoir fait interrompre le trafic, le 1er mai, en raison de la présence d’un policier aux abords des voies. Son licenciement a été annulé par l’inspection du travail.

Contactée, la SNCF se défend de « faire du zèle » et évoque des « fautes caractérisées » et son « respect absolu des textes en vigueur au sein de l’entreprise » et de la procédure contradictoire prévue lors des conseils de discipline. L’Unsa-Ferroviaire s’en remet également aux instances internes à la SNCF et « déplore toute attaque aux personnes et toute dégradation du matériel » dans le cadre des actions syndicales, selon son secrétaire général, Roger Dillenseger.

Le fret a été le premier terrain d’expérimentation de cette méthode de filialisation, suivi par tous les nouveaux métiers (immobilier, drones, etc.) et ceux qui ne sont pas directement en lien avec la circulation des trains. Via sa filiale Keolis, la SNCF gère par exemple 70 réseaux de transport urbain en France et emploie 61 070 salariés dans quinze pays d’Europe. Même logique dans le transport de colis, où Geodis, filiale privée de la SNCF, officie depuis 1995 avec la convention collective de la route. « Tout est serré et calculé à l’euro près, car on nous dit que nous sommes trop chers et que c’est pour cela que nous perdons des marchés », témoigne Jean-Luc Giai-Pron, syndicaliste CGT chez Geodis.

Pour l’exploitation de la nouvelle ligne 11 express, en Seine-Saint-Denis, plus proche de son cœur de métier, la SNCF a aussi enfanté une filiale privée. Un modèle fondé sur le dumping social et la polyvalence des salariés, qui permettent « une économie de 40 % sur la masse salariale par rapport à une ligne de RER », se félicitait Alain Krakovitch, directeur général de SNCF Transilien, lors du lancement de la ligne en juillet 2017. C’est le premier exemple d’un tournant qui devrait prochainement concerner tous les autres métiers, à commencer par la vente.

La fin du statut de cheminot, votée avec le pacte ferroviaire au printemps, doit permettre d’aligner l’ensemble du groupe sur ce qui est expérimenté dans les filiales. « Nous faisons feu de tout bois, lance Guillaume Pepy, patron du groupe, en présentation de son “new deal” social, le 4 octobre (1). Nous devons absolument accélérer notre préparation […] et réduire les coûts du ferroviaire. »

C’est l’accélération d’un mouvement déjà bien avancé avec la filialisation. La SNCF vient ainsi d’abandonner le concurrent privé qu’elle s’était elle-même constitué dans le secteur du train low cost, avec IDTGV, au profit d’une filiale composée de cheminots, Ouigo. Le basculement a été permis notamment par l’« assouplissement » du statut vers plus de polyvalence.

En saucissonnant le personnel, les filiales permettent de diluer les responsabilités – ce qui peut servir en cas de scandale – et réduisent les droits syndicaux, qui sont plus forts dans les grandes entreprises. Sferis, vaisseau secondaire de la flotte SNCF, peut également surfer sur des variations rapides de l’activité en faisant varier ses effectifs par le jeu des démissions et des embauches. Idéal pour faire face au pic d’activité actuel, sans embauches pérennes. Mais les filiales offrent aussi un ripolinage apprécié pour vendre l’expertise accumulée par la SNCF aux « nouveaux maîtres d’ouvrage et gestionnaires d’infrastructures » privés qui sont amenés à gérer le rail en France.

« Pour chaque marché qui s’ouvre, la SNCF tente d’apparaître sous un jour neuf, analyse Fanny Arav, économiste à SNCF Réseau et syndicaliste chez Unsa ferroviaire. Sferis présente des coûts de structure et des frais généraux moindres, car c’est une petite structure qui a sa comptabilité propre. Elle affiche des prix par jour et par ouvrier qui ressemblent à ceux des PME du BTP. Un avantage sur le papier qui s’avère en réalité dérisoire et nous fait perdre les économies d’échelle que peuvent réaliser les grands groupes. » Tel est le paradoxe mis en lumière par une expertise commandée par la CGT : les travaux coûtent plus cher lorsqu’ils sont externalisés, notamment à cause des retards et d’un « problème de compétence ». Un surcoût estimé à 10 %, rapporte la CGT cheminots.

En France, les grands groupes du BTP (Vinci, Bouygues notamment) sont passés maîtres dans l’art d’organiser cette « agilité » de façade par une constellation de filiales, pour entretenir le mythe d’une concurrence vertueuse sur des marchés en réalité accaparés par une poignée d’acteurs. Ce sont ces mêmes grosses entreprises privées qui lorgnent les marchés de la maintenance ferroviaire et sont parvenues, au prix d’un lobbying intense, à convaincre les décideurs politiques que la concurrence et les externalisations au privé feraient baisser les coûts. Le nouveau cadre légal, taillé pour elles, conduit la SNCF à renchérir sur leurs propres méthodes.

(1) La Tribune, 28 septembre 2016.

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SNCF : L'enfer des filiales
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