Prophètes en leur pays ?

Dans Les Écrivains et la politique en France, la sociologue Gisèle Sapiro offre des clés de compréhension sur les engagements des auteurs depuis l’affaire Dreyfus.

Christophe Kantcheff  • 19 décembre 2018 abonné·es
Prophètes en leur pays ?
© Louis Aragon : Daniel Fallot/InanAndré Malraux : Archivi Farabola/LeemagenAndré Gide : AFPnLouis-Ferdinand Céline : AFP

Selon une idée partagée, les écrivains d’aujourd’hui seraient dépolitisés. Sans doute parce qu’il ne se dégage pas de voix majeures parmi eux pour intervenir dans le débat public sur les grandes questions de notre époque, dont l’influence sur l’opinion serait notable. Le temps de Jean-Paul Sartre est révolu. Il faut cependant se garder des idées reçues. Bien que son livre, Les Écrivains et la politique en France, ait pour sous-titre « De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie », Gisèle Sapiro consacre un substantiel épilogue à notre début de siècle, où elle nuance considérablement l’impression générale de dépolitisation. Nous y reviendrons.

Cet ouvrage se situe dans la continuité des travaux de la sociologue depuis La Guerre des écrivains (1940-1953), paru en 1999. Dans la lignée de Pierre Bourdieu, notamment des Règles de l’art, elle offre des grilles de lecture aux engagements des écrivains, où entrent en jeu des facteurs biographiques, stratégiques et contextuels, aussi bien spécifiques que généraux. Si Les Écrivains et la politique en France est issu d’une série d’articles, la plupart publiés dans des revues universitaires, l’ouvrage trouve sa cohérence par sa réflexion théorique, riche et toujours claire, et les outils d’analyse qu’il propose.

Ainsi, encore et toujours, la notion d’autonomisation du champ littéraire vis-à-vis des pouvoirs politiques, économiques et religieux reste primordiale. Intervenue dans le courant du XIXe siècle, grâce à l’avènement d’« un corps de producteurs spécialisés, habilités à porter un jugement esthétique », et d’« instances de consécration spécifiques », elle était la condition sine qua non d’une politisation propre au champ littéraire. Celle-ci s’est manifestée sous la forme de ce que Gisèle Sapiro nomme « le prophétisme », fait de charisme émotionnel mais aussi de désintéressement, dont la figure traverse tout le XXe siècle. Zola en est l’exemple inaugural.

Autre outil de compréhension : la structuration de l’espace littéraire que propose la sociologue s’avère extrêmement féconde et valable jusqu’à aujourd’hui. D’un côté, les dominants, parmi lesquels elle distingue les « notables » (académiques à tout point de vue) et les « esthètes » (opposés au jugement moral, ce sont les « hérétiques consacrés », selon Bourdieu) ; de l’autre, les dominés que sont les « avant-gardes » (qui « valorisent la vocation subversive de la littérature » en privilégiant l’expérimentation esthétique) et les « polémistes ».

Appliquée par exemple aux années 1930, de forte politisation, et aux écrivains attirés par le fascisme, cette classification montre une surreprésentation des « polémistes ». Les « esthètes » sont moins nombreux mais comptent des représentants illustres (Drieu La Rochelle). Tandis que les « notables », tels Maurras ou Henri Massis, s’orientent vers le vichysme. Parfois peu dotés, en quête de reconnaissance, réduisant les enjeux littéraires aux considérations politiques et morales, s’exprimant dans la presse d’opinion, les « polémistes » ont pour nom Rebatet, Brasillach, Henri Béraud, Louis Combelle… Ceux-ci procèdent à une « forme de biologisation de la critique littéraire », en écho au racisme biologique caractéristique du fascisme.

Céline serait-il l’unique représentant de l’« avant-garde » ? Si Gisèle Sapiro ne retire rien du génie novateur de ses premiers romans, elle souligne son basculement vers les pamphlets aux abords de la guerre, dont elle doute par ailleurs de l’intérêt aujourd’hui d’une réédition grand public. Elle affirme même : « De “polémiste”, [Céline] tend à devenir […] un “notable” de la Collaboration, comme en témoignent les sollicitations et invitations officielles dont il fait l’objet. »

À l’autre bout du spectre politique, Aragon, figure charismatique de l’écrivain communiste, tout en s’engageant auprès du parti, a cherché à créer un espace de relative autonomie, qui passait notamment par les formes poétiques ou romanesques auxquelles il avait recours.

Un autre aspect des rapports plus ou moins conflictuels entre littérature et politique tient à la vision du monde que propose telle ou telle œuvre, et qui s’oppose, ou pas, à la doxa du moment. Les procès intentés à Baudelaire et à Flaubert en témoignent. L’auteure se penche ainsi sur l’épineuse question de la vérité en littérature, distincte de celle de la vraisemblance et du réalisme. Elle montre, dans de belles pages sur Gide et sur son premier livre autobiographique, Si le grain ne meurt, considéré comme « irresponsable » et « gratuit » par ses détracteurs, combien celui-ci « oppose [au] moralisme tout extérieur à la pratique littéraire et qui cherche à lui imposer des limites sociales une éthique de responsabilité fondée sur le souci de vérité et de sincérité ».

On ne s’étonnera guère que Sartre, et sa « littérature engagée », et Malraux, dont la trajectoire est éclairée avec subtilité, soient aussi présents. Que Gisèle Sapiro aborde notre époque est plus inattendu. Elle le fait là encore à la manière d’un Bourdieu, argumentée mais sans détours. Ainsi, comme mentionné plus haut, elle souligne un regain de politisation en littérature. Aussi bien à droite, où les « polémistes » se bousculent (Zemmour, Muray, Naulleau…), Houellebecq et Renaud Camus se situant du côté des « esthètes », qu’à gauche, où « demeure le centre de gravité du champ littéraire français ».

La sociologue note la vitalité, de ce côté-là, d’une certaine recherche esthétique et critique. Marie Ndiaye, Nina Yargekov, Alain Mabanckou, Patrick Chamoiseau, Bertrand Leclair, Arno Bertina, Annie Ernaux et J. M. G. Le Clézio sont parmi les noms cités. Ce ne sont pas de mauvais choix.

Les Écrivains et la politique en France. De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, Gisèle Sapiro, Seuil, 400 pages, 25 euros.

Idées
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