Rebiya Kadeer, la voix du peuple ouïghour

La présidente du Congrès mondial ouïghour parcourt le monde pour plaider la cause de cette minorité musulmane en Chine, dénonçant une volonté d’« épuration ethnique » des autorités.

Lena Bjurström  • 5 décembre 2018 abonné·es
Rebiya Kadeer, la voix du peuple ouïghour
© photo : Condamnée pour « divulgation de secrets d’État », Rebiya Kadeer a passé six années en prison, dont plus d’un an à l’isolement. crédit : YOSHIKAZU TSUNO

Rebiya Kadeer est si menue qu’elle pourrait se perdre dans la foule si celle-ci ne s’écartait sur son passage, en signe de respect. En ce jour de septembre, le hall de cet hôtel du sud de Paris est occupé par des dizaines de membres de la diaspora ouïghoure, minorité musulmane de l’ouest de la Chine. Et la présence à cette réunion de la plus célèbre d’entre eux ne passe pas inaperçue. Chaleureuse, Rebiya Kadeer a la parole vive et précise. Depuis le temps qu’elle parle à la presse, elle connaît son texte. Cela fait plus de vingt ans qu’elle se bat pour la survie de son peuple, de sa culture. Mais ces temps-ci sa voix tremble. Car là-bas, en Chine, des milliers de Ouïghours sont arrêtés les uns après les autres. Et son peuple, dit-elle, n’a jamais été à ce point en danger.

Une paralysie internationale Le 27 novembre, 278 universitaires du monde entier appelaient la communauté internationale à agir concrètement contre les « violations massives des droits humains » en cours au Xinjiang. Mais, entre les mots et les actes, il y a un monde diplomatique paralysé par la puissance d’un pays qui ne se laissera pas sanctionner sans réagir. Depuis l’été dernier, les critiques se sont certes multipliées. À l’ONU, début novembre, plusieurs pays occidentaux ont ainsi sommé Pékin de fermer ses centres de détention. Mais les actes ne suivent pas. Washington s’est bien ému du sort des Ouïghours, le Congrès menaçant même la Chine de sanctions – menaces auxquelles Pékin s’est empressé de répondre par un avertissement similaire. Alors que les gouvernements des deux pays viennent de s’entendre sur un accord commercial, les Ouïghours risquent fort de disparaître des préoccupations américaines. Le silence assourdissant des États musulmans – nombre d’entre eux sont économiquement liés à Pékin – n’arrange rien. Seule la Turquie s’est élevée contre la répression des musulmans du Xinjiang. Quant à l’Europe, si l’Allemagne et la Suède ont mis en place une procédure d’asile accélérée pour les Ouïghours, aucune sanction concrète ne semble se profiler. Or, la situation au Xinjiang doit être une « préoccupation internationale majeure », souligne la pétition du 27 novembre. Car, pour les signataires, la question qui se pose désormais est de savoir jusqu’où le monde peut laisser se poursuivre la « répression totale d’un État sur une partie de sa population ». Et créer, par son inaction, un dangereux précédent d’impunité.
Rebiya Kadeer est née en 1947 dans un petit village du Xinjiang, littéralement « nouvelle frontière » en mandarin. Une immense région semi-désertique, vaste comme trois fois la France, conquise par la Chine entre le XVIIIe et le XIXe siècles. Le far west de l’empire du Milieu, étape mythique de la route de la soie, est surtout la terre des Ouïghours, peuple musulman dont les relations avec « l’occupant » chinois ont toujours été douloureuses. Par deux fois, dans les années 1930 et 1940, ils ont défié la Chine en proclamant l’indépendance de leur terre, qu’ils nomment Turkestan oriental. D’éphémères émancipations reléguées définitivement au passé en 1949. Car, pour la toute nouvelle République populaire de Chine, il est hors de question de se séparer d’une partie de son territoire. Comme le Tibet, le Xinjiang se voit alors attribuer le statut de province « autonome ». Un titre de papier plus qu’une véritable souveraineté.

C’est donc dans une province chinoise que Rebiya Kadeer grandit. Issue d’un milieu modeste, elle se lance dans le commerce au début des années 1970, s’aventure dans les échanges transfrontaliers. Vingt ans plus tard, elle est la septième fortune de Chine, fêtée par les autorités de Pékin, qui voient dans son succès un modèle de « réussite ethnique » et la nomment représentante de sa province auprès de diverses instances officielles. Une collection de titres, distinctions, mandats politiques qu’elle considère avec un brin de nostalgie mais beaucoup de désillusions aujourd’hui. « L’argent donne du pouvoir, je voulais utiliser ma position pour soutenir mon peuple », explique-t-elle. À l’époque, elle pensait encore pouvoir changer les choses de l’intérieur.

Car la province du Xinjiang n’a d’autonome que le nom, et sa population ouïghoure vit mal l’hégémonie des Han (ethnie principale de Chine) dans l’administration locale et la politique de « sinisation » de la province orchestrée par Pékin. Depuis les années 1950, les autorités chinoises encouragent en effet l’installation de Han au Xinjiang, notamment par l’attribution prioritaire de terres et de logements. Au point que ces derniers, qui représentaient moins de 7 % de la population locale en 1949, en constitueraient aujourd’hui plus de 40 %, voire 50 %. Pour Pékin, la province est stratégique tant par sa position géographique que pour ses importantes réserves de pétrole, de gaz et de charbon. Et les tensions ethniques sont un obstacle à ses plans de développement.

« À partir des années 1990, la situation a véritablement empiré », raconte Rebiya Kadeer. Le contrôle de la population s’intensifie, tandis qu’en réaction les soulèvements contre la politique chinoise et les discriminations se multiplient, dégénérant parfois en émeutes. En parallèle, des groupes nationalistes se radicalisent et organisent attentats à la bombe et attaques armées. « J’ai tenté d’alerter les autorités sur les conséquences de leurs actions, mais sans effet », explique Rebiya Kadeer. Jusqu’aux événements de Gulja (Yinin en mandarin). En février 1997, dans cette ville non loin de la frontière kazakhe, la police et l’armée ouvrent le feu sur des manifestants. Plus d’une centaine de personnes sont tuées et, dans les jours qui suivent, les arrestations, déportations et exécutions se multiplient.

Forte de son statut officiel, Rebiya Kadeer se rend sur place, enquête. Et, en mars 1997, elle prend la parole devant les parlementaires chinois, à Pékin, pour « dire haut et fort ce qui [s’est] passé ». Face à une assemblée stupéfaite, elle décrit les violences policières, les expropriations et les discriminations subies par son peuple. « Ça a été le tournant de ma vie. Je savais qu’après ça il n’y aurait plus de retour en arrière », dit-elle. De fait, le retour de bâton ne tarde pas. Elle est déchue de tous ses titres et mandats. Son passeport est confisqué et ses activités sont étroitement surveillées. Elle est sur la sellette, d’autant que son mari, un intellectuel ouïghour exilé aux États-Unis depuis 1996, multiplie les critiques à l’égard de Pékin. Mais Rebiya Kadeer ne renonce pas. En 1999, elle tente de faire parvenir un dossier sur la situation des Ouïghours à une délégation de sénateurs américains de passage dans la province. « J’ai été arrêtée sur la route alors que j’allais les rencontrer », raconte-t-elle. ­Condamnée pour « divulgation de secrets d’État », elle passe six années en prison, dont plus d’un an en cellule d’isolement, avant d’être libérée en 2005, officiellement pour « raisons de santé ».

« La vérité, c’est qu’il y a eu une vraie mobilisation internationale pour ma libération », souligne Rebiya Kadeer. Amnesty International, Human Rights Watch et même le gouvernement américain font pression. « Sans cela, je pense que je serais morte en prison », affirme-t-elle. L’ex-femme d’affaires, dépouillée de sa fortune, part en exil aux États-Unis, d’où elle poursuit son combat en dépit des pressions de Pékin, qui emprisonne sous divers prétextes cinq de ses enfants, restés au pays. « On m’a dit qu’ils seraient libérés si j’arrêtais mon activité politique, mais j’ai refusé. Je ne pouvais plus faire marche arrière. Je suis libre parce que le monde s’est mobilisé pour moi, et mon peuple a besoin de ma voix », déclare-t-elle. De fait, elle est devenue un symbole, le visage le plus connu de la communauté ouïghoure et, en conséquence, sa meilleure porte-parole, même si certains renâclent à reconnaître le leadership d’une femme. Élue présidente du Congrès mondial ouïghour, principale organisation de la diaspora, elle multiplie les conférences aux quatre coins du monde, plaide la cause de son peuple auprès des gouvernements. Notamment en 2009, quand des manifestations à Ürümqi, capitale de la province, dégénèrent en émeutes et violences interethniques, suivies d’une série d’attentats où plusieurs centaines de Ouïghours comme de Han trouvent la mort.

« Depuis 2009, la répression n’a fait qu’augmenter au Xinjiang, assène Rebiya Kadeer. Et, aujourd’hui, la communauté internationale ne peut plus se contenter de dénoncer des “atteintes aux droits de l’homme”. Il s’agit d’une épuration ethnique systématique de notre peuple et d’un génocide culturel. Les mots ne suffisent plus. » En 2016, l’arrivée d’un nouveau secrétaire du Parti communiste chinois à la tête de la province, Chen Quanguo, marque en effet le début d’une politique de surveillance et de répression sans précédent. Des milliards d’euros auraient été investis dans la surveillance électronique, des caméras, des logiciels de reconnaissance faciale, d’aspiration de données, etc. La liste des « infractions » pouvant conduire à une arrestation et à une condamnation pour « idéologie extrémiste » n’a cessé de s’allonger. Porter une barbe ou un voile, refuser de boire ou de fumer, appeler son enfant Mohammed… La province est quadrillée, les arrestations se sont multipliées et des dizaines de camps d’internement sont apparus.

La province autonome du Xinjiang ressemblerait aujourd’hui à « un vaste camp d’internement, entouré de secret, une sorte de zone de non-droit », selon un rapport du Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale, publié en août dernier. Plus d’un million de personnes seraient enfermées dans ces camps dits de « rééducation politique », soit environ 10 % de la population des minorités musulmanes de la province. Des témoignages font état de sessions d’endoctrinement politique et de torture. Pour les experts de l’ONU, les musulmans de la province sont « traités comme des ennemis d’État sur la seule base de leur identité ethno-religieuse ». Depuis la parution de ce rapport, venant corroborer d’autres enquêtes indépendantes, les Nations unies, l’Europe et les États-Unis ont tour à tour sommé la Chine de s’expliquer. Après des mois à nier l’existence de ces camps, Pékin a changé de discours en octobre dernier, justifiant cet internement à grande échelle par la nécessaire lutte contre la menace terroriste. Des amendements à la loi antiterroriste parlent ainsi de « centres de formation professionnelle » pour « éduquer et transformer » les personnes embrigadées dans une « idéologie extrémiste » et leur offrir des « opportunités d’emploi ». Si la communauté internationale s’indigne du cynisme, elle semble pour l’heure paralysée (lire encadré ci-contre).

Rebiya Kadeer, elle, est sans nouvelles de trente-sept membres de sa famille. Ses mains tremblent quand elle fait défiler sur son smartphone les photos des disparus, souriant à l’objectif, sous le soleil des jours passés. « Je ne sais même pas s’ils sont vivants, dit-elle, la voix hachée. Je n’en dors pas la nuit. Je me demande si mes petits-enfants ont été torturés, tués. » Elle a les larmes aux yeux, mais son regard ne vacille pas. Son émotion est une arme, elle le sait. « Aujourd’hui, plus d’un million d’entre nous sont enfermés dans ces camps. Leurs enfants sont envoyés dans des écoles pour être “rééduqués”. Dans quelques années, ils ne se souviendront plus de leur famille et de leurs origines. C’est ainsi qu’une civilisation meurt. » Et de conclure : « Si le monde ne réagit pas, nous allons disparaître. »

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