« Les Révoltés » : La couleur du fond de l’air…

Avec Les Révoltés, Michel Andrieu et Jacques Kebadian signent un film composé d’images prises en Mai 68, qui résonnent avec aujourd’hui.

Christophe Kantcheff  • 8 janvier 2019 abonné·es
« Les Révoltés » : La couleur du fond de l’air…
© photo : DR

La sortie sur les écrans en ce début d’année 2019 des Révoltés peut être considérée comme l’ultime étape des commémorations pour le cinquantième anniversaire de Mai 68. En 1968, Michel Andrieu et Jacques Kebadian participent à un collectif de jeunes cinéastes militants qui s’est créé l’année précédente, l’Atelier de recherche cinématographique (ARC). Celui-ci est d’abord axé sur le milieu étudiant – quelques mois plus tôt, Andrieu et Kebadian ont filmé à Berlin une des grandes figures du mouvement étudiant allemand, Rudi Dutschke. Mais, par la force des choses, les cinéastes de l’ARC ne s’en tiendront pas à la Sorbonne ou à l’université de Nanterre. Ils vont aussi se rendre sur les lieux de grève, dans les usines occupées, à Paris, en banlieue et en province.

Les images ainsi recueillies foisonnent, sous la forme de films militants, dont peu ont pu être montrés en salles, mais dont ­beaucoup ont été réunis, il y a dix ans, dans un coffret DVD intitulé Le Cinéma de Mai 68 (1). Michel Andrieu et Jacques Kebadian ont puisé dans ce trésor pour réaliser Les Révoltés. Première décision : leur montage suit peu ou prou la chronologie. Après l’évocation de la traînée de poudre qui a saisi les universités européennes et même Berkeley, aux États-Unis, dans les années 1960, à travers un bâtiment en flammes dans la nuit – plan emblématique –, le film débute le 3 mai 1968 à la Sorbonne et se clôt le 15 juin avec la manifestation accompagnant les obsèques du lycéen Gilles Tautin.

Seconde décision : n’ajouter aucun commentaire. D’où la confrontation au document brut, sans réinterprétation a posteriori, même si le récit reconstitué, fondé sur des choix des réalisateurs, n’est pas neutre. Pas de didactisme : cela signifie que le spectateur mobilise son savoir plus ou moins étoffé sur l’événement historique en même temps qu’il regarde le film ; mais, surtout, il se laisse plus aisément pénétrer par ce qu’il voit.

© Politis

Et ce qu’il voit est très riche. Il y a d’abord ce noir et blanc granuleux, qui a aujourd’hui pris une patine. Certains plans séquences ou montés cut au cœur des échauffourées, ou des visages plein cadre, sont superbes. On passe de la Sorbonne, avec ses différents comités d’action, à la place de la République, des usines Renault, à Flins, aux travailleurs immigrés (portugais) de Citroën, à Nanterre, de Nantes Sud-Aviation aux nuits des barricades parisiennes… Plus le film avance, plus il s’ouvre à la présence des ouvriers en lutte – attestant de ce qui reste la plus grande grève en France.

Contrairement à nombre de films militants gorgés d’une idéologie dictée, la voix off de l’époque est ici limitée et le ton sobre. La parole est laissée aux acteurs du mouvement. Si Cohn-Bendit, Sauvageot et d’autres têtes connues apparaissent, ce sont surtout les anonymes que l’on entend. Ils disent mille choses. Mais revient une nécessité partagée, y compris par les ouvriers : la satisfaction des revendications ne suffit pas, il faut mettre à bas le capitalisme pour changer la vie sous tous ses aspects. Il est clair que les syndicats, notamment la CGT, sont à la traîne. On note aussi la prise de parole des femmes, plus fréquente du côté des travailleurs que des étudiants. Même si l’une des ouvrières doit se battre pour achever son propos en lançant au collègue qui l’interrompt : « Tu permets ! »

Les Révoltés interroge sur la teneur révolutionnaire que Mai 68 recelait. Mais, après deux mois de mobilisation des gilets jaunes, le film de Michel Andrieu et de Jacques Kebadian n’a pas seulement valeur rétrospective. Il offre des résonances et des points de comparaison avec la mobilisation que nous connaissons aujourd’hui et pour laquelle Mai 68 a, à maintes reprises, servi de référent. Les analogies existent (violences policières, parole libérée…) mais les différences sont criantes. La plus évidente tient aux contextes où ces deux événements surgissent, symbolisés par les hymnes fédérateurs : dans Les Révoltés, il s’agit de « L’Internationale », non de « La Marseillaise »…

(1) Aux éditions Montparnasse.

Les Révoltés, Michel Andrieu et Jacques Kebadian, 1 h 20.

Cinéma
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