SNCF : réforme adoptée, syndicalistes malmenés

De nombreux cheminots constatent une intensification des pressions contre des militants depuis 2015, et notamment depuis l’échec de la grève du printemps 2018.

Margot Poulain  • 23 janvier 2019 abonné·es
SNCF : réforme adoptée, syndicalistes malmenés
© photo : Lors de la manifestation intersyndicale du 22 mars 2018 à Rennes. crédit : Maud Dupuy/AFP

Le 27 juillet 2018, gare de l’Est à Paris, il est 19 h 35 quand une altercation éclate entre une cadre d’astreinte de la SNCF et un groupe de cheminots. Ces derniers reviennent d’une manifestation de soutien pour un de leurs collègues menacé de licenciement, quand ils ratent leur train pour rentrer à Nancy. L’espace de vente est fermé, bien qu’il soit censé être ouvert jusqu’à 20 h 30. Ils se plaignent et le ton monte. Parmi eux, Jean-Michel Dieudonné, cheminot depuis vingt-huit ans et syndicaliste actif à la CGT-Cheminots. Plus tard, il sera accusé d’avoir eu un « comportement anormal émaillé de cris » envers la cadre. Lui reconnaît que l’échange a été « tonique » mais, résume-t-il, ça n’a été qu’une « altercation verbale un peu emportée et pacifique ». Alors qu’il est hors de son temps de travail et que, selon le quinquagénaire, le dossier de discipline ne cite aucune des insultes qu’il aurait prononcées, il subit une « sanction disciplinaire de radiation des cadres ». Autrement dit, il est licencié sans indemnités. Le 21 décembre, Guillaume Pepy, président de la SNCF, a validé définitivement ce licenciement. Le cheminot n’a plus de recours en interne possible aujourd’hui. Il estime dès lors la sanction disproportionnée et imméritée.

« Syndicaliste depuis presque trente ans avec une responsabilité locale mais aussi nationale », Jean-Michel Dieudonné dénonce un règlement de comptes. Son cas n’est pas isolé. Un cheminot et militant CGT du Gard a été menacé de licenciement après avoir allumé une torche à la gare de Nîmes le 14 mai 2018, un jour de grève. À Lyon, une cadre et militante de SUD-Rail a été menacée de licenciement au motif d’un « comportement inapproprié avec sa supérieure qui impacte le travail du collectif ». Grâce à un mouvement de soutien de ses collègues, elle a finalement écopé de douze jours de mise à pied et d’une mutation disciplinaire. Dans les Hauts-de-France, plusieurs cheminots ont été visés par des procédures de sanction en août 2018 pour avoir participé aux grèves contre la réforme de la SNCF entre le 3 avril et le 28 juin (1). Éric Bezou, syndicaliste à SUD-Rail, a subi dix jours de mise à pied et la menace d’un dernier avertissement après avoir publié des tweets en 2017 qui, dit-il, « critiquaient la réorganisation de l’entreprise ». Laurent Aubeleau, représentant régional de la CGT-Cheminots à Lyon, dénonce une « répression syndicale sans précédent » qui touche « un certain nombre de collègues engagés dans le mouvement social et le mouvement syndical ».

Pour l’instant, les syndicats ne sont pas encore en mesure de chiffrer l’ampleur précise de cette répression. Néanmoins, Éric Santinelli, membre du bureau fédéral de SUD-Rail, estime qu’« un conseil de discipline par mois » est organisé à l’échelle nationale et que « les rassemblements se multiplient » pour défendre des cheminots militants risquant des sanctions. Laurent Courtois, syndicaliste à SUD-Rail, constate désormais la présence d’« huissiers de justice à chaque manifestation afin de constater qui est gréviste ou non ». Selon lui, la répression touche en priorité les « leaders locaux ayant une capacité à rassembler ». Objectif ? « Faire taire la résistance et casser le contre-pouvoir syndical avant l’ouverture à la concurrence. »

Les types d’infractions sanctionnées sont variables, selon un syndicaliste de la CFDT : voie de fait, nuisance à la circulation, occupation illégale des lieux, outrage, etc. S’il reconnaît que certaines infractions « méritent en effet des sanctions », Laurent Courtois juge celles-ci « disproportionnées » : « Avant, pour une altercation sans violence, soit on fermait les yeux, soit on avait une réprimande modeste, c’est-à-dire un blâme avec ou sans inscription au dossier. Depuis trois ou quatre ans, on peut risquer une mise à pied avec ou sans sursis, une mutation, voire une radiation des cadres. » Selon Gauthier Tacchella, syndicaliste à FO, sanctionner des syndicalistes connus pour leur militantisme sert à intimider et à « faire le ménage avec les gens qui posent problème ».

Cette tendance serait apparue dès l’entrée en vigueur, en 2015, de la réforme ferroviaire. La SNCF est placée sur la voie d’une mise en concurrence et d’une conversion en service marchand, dont l’objectif premier devient la rentabilité. Or, selon le sociologue Louis-Marie Barnier (2), la privatisation d’une entreprise publique va généralement de pair avec la répression syndicale. Pendant ces périodes de libéralisation, en effet, le rapport de force entre syndicats et patronat évolue en faveur de ce dernier. L’échec des grèves du printemps 2018 contre les ordonnances réformant la SNCF en est un nouvel épisode.

Les conseils sociaux et économiques (CSE), créés avec la réforme du code du travail en 2017, renforceront ce rapport de force défavorable aux syndicats. Le nombre de représentants de proximité sera réduit. Les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui permettaient aux représentants des salariés d’alerter la direction sur les conditions et l’organisation du travail, d’ouvrir des enquêtes internes et même d’ester en justice, n’auront plus d’équivalent au sein des CSE. Éric Bezou alerte sur une possible « catastrophe » : « La SNCF pourrait se retrouver dans la situation qu’a connue France Télécom, mais multipliée par dix ! » Roger Dillenseger, secrétaire général de l’Unsa ferroviaire, assure qu’une commission spéciale sera bientôt mise en place pour évaluer les risques psychosociaux. Selon lui, elle sera assurée par un cabinet d’expertise extérieur pour assurer une vision objective.

Ces dernières années attestent également d’un revirement managérial. Selon de nombreux cheminots, les conditions de travail se détériorent, les normes de sécurité s’affaiblissent, la pression managériale devient difficile à supporter. Pour un cheminot marseillais qui travaille depuis trente ans à la SNCF, il n’est pas étonnant que certains de ses collègues « pètent les plombs ». Un « point de rupture » divise aujourd’hui l’encadrement supérieur et les salariés d’exécution : « Il n’y a plus de dialogue entre les deux. » Mais, précise-t-il, « la radicalisation vient des deux côtés ».

Dans En marche forcée (3), Laurent Kestel écrit que ces « trente dernières années ont vu la mise à l’écart tendancielle des ingénieurs polytechniciens […] au profit de dirigeants issus de l’ENA ou de HEC pour les postes de cadres dirigeants ou supérieurs » à la SNCF. L’évolution des milieux sociaux et des trajectoires sociales des cadres dans cette entreprise est dénoncée comme « une dérive technocratique » par Gauthier Tacchella. Un « fossé » se creuse entre les salariés d’exécution et les nouveaux cadres, « qui ne connaissent pas la complexité des métiers » et sont là pour « mener à bien les réformes ». L’impossibilité régulière de dialoguer attise les tensions. Lesquelles participent à la visibilisation des syndicalistes auprès des instances d’encadrement.

Éric Bezou, syndicaliste très engagé auprès de ses collègues, n’a pas connu d’évolution de carrière depuis 2013 du fait de sanctions répétées. Il est persuadé que c’est à cause de son engagement militant et que son cas illustre « la pression que subissent les élus ». Car les discriminations syndicales ne se résument pas aux sanctions : absence de promotion, horaires désavantageux, opportunités privilégiées pour les non-syndiqués… En 2015, ont été découverts à la gare Saint-Lazare, à Paris, puis à Cergy (Val-d’Oise) ce qu’on appellera « les fichiers illégaux ». Le Parisien révèle qu’« au moment d’une passation de service entre deux managers » des notations personnelles et illégales sur des agents ont été réalisées (4). Elles mentionnaient, relate Éric Bezou, « l’appartenance syndicale des agents, leur participation à des grèves, leur malléabilité, leur situation familiale, etc. », et ce afin d’« attribuer ou non des déroulements de carrière aux agents ». La SNCF avait dénoncé « de telles pratiques, qui ne doivent en aucun cas se renouveler ».

Contactée par Politis, la SNCF « conteste formellement ces accusations de discrimination sans fondements » et affirme à l’inverse que « peu d’entreprises ont une histoire aussi riche, une culture aussi vivante et un respect du dialogue social aussi établi qu’à la SNCF ». Caroline Fiat, députée La France insoumise et Ensemble !,soutient publiquement Jean-Michel Dieudonné, qui réside dans la 6e circonscription de Meurthe-et-Moselle, où elle est élue. Elle craint les dérives qui se profilent. « Nous sommes en démocratie, les discriminations syndicales et politiques n’ont pas lieu d’exister », défend-elle. Difficile en effet de ne pas rapprocher le phénomène constaté à la SNCF des nombreuses condamnations pénales subies par des gilets jaunes, parfois pour « des doigts d’honneur adressés aux forces de l’ordre ou pour des pochoirs anti-Macron (5) ».

(1) La Voix du Nord, 10 août 2018.

(2) Coauteur de Répression et discrimination syndicales, « Les Notes de la Fondation Copernic », Syllepse, 2011.

(3) Laurent Kestel, En marche forcée. Une chronique de la libéralisation des transports, Raisons d’agir, 2018.

(4) Le Parisien, 28 novembre 2016.

(5) Libération, 4 décembre 2018.

Économie
Temps de lecture : 8 minutes