C’est quoi être pédopsy aujourd’hui ?

Docteur BB revient sur son parcours de formation médicale pour montrer en quoi consiste être pédopsychiatre et comment on le devient.

Docteur BB  • 18 février 2019
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C’est quoi être pédopsy aujourd’hui ?
© AMELIE-BENOIST / BSIP

Étant régulièrement surpris par la teneur des stéréotypes véhiculés à l’égard de la pédopsychiatrie et la violence des attaques qui lui sont adressées – il suffit de lire certaines réactions à ce blog –, je me suis dit qu’il serait intéressant d’essayer de préciser nos valeurs, nos pratiques et notre formation.

L’utilisation de la première personne du pluriel peut sans doute paraitre quelque peu abusive, dans la mesure où, pour être tout à fait honnête, je me baserai essentiellement sur mon propre parcours, ou sur celui de collègues ayant le même type d’approche ou d’exercice. Cependant, je crois fermement que, en tant que pédopsychiatres, nous partageons des bases et un horizon commun, en dépit de nos divergences éventuelles.

Alors, pour commencer, comment devient-on pédopsychiatre ? Et bien, il faut déjà faire médecine, ce qui suppose évidemment une formation approfondie sur tous les domaines scientifiques appliqués à la pratique médicale : statistiques, épidémiologie, physiologie, biologie moléculaire, anatomie, etc. Par ailleurs, dès la troisième année d’études, on devient externe, c’est-à-dire que nous passons chaque matinée à l’hôpital, participant à l’activité clinique des différents services, avec une rotation tous les trois mois, commençant également à prendre des gardes de nuit aux urgences, etc. C’est la « formation au lit du malade », qui nous confronte très rapidement à la réalité de la souffrance humaine, de l’impotence et de la mort, des dynamiques sociales dans leurs déclinaisons les plus crues et douloureuses, des difficultés inhérentes aux soins hospitaliers, etc. 

Par ailleurs, on peut également faire le choix de valider des enseignements complémentaires pour se former à la recherche en validant une maitrise de sciences biologiques et médicales, qui ouvrira l’éventuelle perspective d’une thèse de science et d’une carrière universitaire ou dans le domaine de la recherche. En parallèle, il s’agit de préparer l’examen national classant (ex-internat), qui permettra à la fin de la sixième année d’étude de choisir une spécialité médicale avec un rattachement géographique, en fonction de son classement. Cet examen suppose une maîtrise exhaustive, à un instant t tout du moins, de l’ensemble des savoirs médicaux, toute spécialité confondue, mais aussi des compétences en termes d’analyse d’articles scientifiques. 

Arrive alors l’internat, en psychiatrie pour la majeure partie des futurs pédopsychiatres. Pendant quatre ans, nous changerons tous les six mois de lieu d’exercice, sur des services ayant l’agrément pour recevoir des internes. Sur ce parcours, il sera obligatoire de passer à plusieurs reprises sur des centres hospitalo-universitaires et de valider un certain nombre des modules d’enseignement proposés par la maquette du DES. Chaque stage doit être validé par les chefs de service, avec des appréciations. Au terme de ces quatre années, on doit rédiger et soutenir un mémoire de spécialité et une thèse d’exercice.

À quoi sert un interne en pratique ? Et bien essentiellement à exercer, à faire tourner l’hôpital, de façon plus ou moins autonome. L’interne a déjà toutes les prérogatives d’un médecin, sans en avoir forcément les qualifications concrètes ni officielles. En fonction de la disponibilité des équipes, le jeune interne pourra bénéficier éventuellement d’enseignements, à la fois pratique et théorique. Mais c’est surtout en se confrontant à la clinique, aux tourments, aux doutes, aux dysfonctionnements, que l’on va apprendre à entendre, à soutenir, à agir. Dès mon deuxième semestre, je me suis par exemple retrouvé responsable d’un service entier de vingt lits, seul médecin à bord au quotidien, avec le chef de service qui passait chaque semaine faire le point et signer mes certificats. Dans ces conditions, on apprend vite, dans l’inconfort et la responsabilité. On gère les urgences, on reçoit les familles, on accompagne les patients « chroniques » et les crises aigües. On doit aussi faire face à la violence, aux passages à l’acte, à la souffrance des équipes, aux conflits institutionnels, etc.

Au cours d’un internat, on aura l’occasion, pour peu que l’on soit un peu curieux, de se confronter à un panel très diversifié de pratiques psychiatriques : du soin-études pour les lycéens et étudiants, en passant par les unités mère/bébé, les dispositifs d’urgence psychiatrique, la pratique du secteur en intra-hospitalier et en CMP, les services universitaires les plus à la pointe sur certaines techniques, etc.

Personnellement, j’ai pu ainsi pratiquer des ECT (électro-convulsivothérapie), assister à des consultations d’ethnopsychiatrie, réaliser des visites à domicile, participer à des bilans d’expertise dans le cadre d’évaluation de troubles spécifiques du langage, m’investir en tant que thérapeute de psychodrame de groupe, gérer l’hospitalisation d’adolescents suicidants sur des services de pédiatrie, donner des avis psychiatriques sur tous les services médicaux d’un hôpital, me retrouver à être le seul médecin de garde sur certains établissements psychiatriques assez démesurés, circulant en voiture pour aller d’un pavillon isolé à un autre, au milieu d’un parc lugubre illuminé par la clarté spectrale d’une lune blafarde, avec en main le précieux trousseau permettant d’ouvrir toutes les portes fermées.

J’ai dû prescrire parfois des mises en chambre d’isolement, aider des infirmiers à sédater un patient agité en état de crise. J’ai parfois dû me résoudre, à mon corps défendant, à accueillir des adolescents sur des services adultes, avec un matelas jeté à terre en plein milieu de la nuit. J’ai reçu des coups, physiques et moraux, j’ai été mordu, on m’a pissé dessus, insulté, etc. J’ai connu la solidarité dans les équipes, la force du travail collectif, l’espoir et la conviction des soignants engagés. Je me suis souvent insurgé, face à l’inertie, aux contraintes administratives, à la routine asséchante ; à la maltraitance parfois, à la complicité et aux petites lâchetés du quotidien. Je me suis confronté à des discours et à des postures parfois contradictoires, à des conflits passionnés et respectueux, mais aussi à de la diffamation et du mépris éhontés. J’ai beaucoup discuté, lu, écouté. 

J’ai fait des recherches, approfondi certaines thématiques, développés mes idées originales en m’inscrivant parfois dans la continuité d’un héritage et d’une tradition, parfois en rupture ; fait des recherches bibliographiques plus poussées sur des publications récentes, participé à des protocoles de recherche, au comité de lecture d’une revue, publié des articles. J’ai posé des actes qui me semblaient justes, et j’ai occasionnellement regretté, avec le recul et la maturité, certaines paroles ou décisions. J’ai subi, souvent, l’impuissance et le désarroi ; quelquefois, le désespoir. Mais j’ai aussi éprouvé de la fierté, le sentiment d’avoir pu être là, de façon parfois décisive ; quelques moments de grâce. J’ai fait des rencontres déterminantes, avec des collègues, des idées, des auteurs ou des patients. Certaines expériences restent gravées à jamais, dans la douleur ou la honte….

J’ai appris, surtout, le tact, la délicatesse, l’humilité, le respect et la pudeur. Quand j’ai commencé mon internat, en service universitaire, je pensais pouvoir tout comprendre et maîtriser. Je jugeais de haut les soins prodigués sur le secteur, avec une certaine arrogance. Et puis j’ai appris, j’ai expérimenté, j’ai rabaissé ma morgue, j’ai tempéré mon enthousiasme sans pour autant niveler mon engagement. J’ai réalisé les responsabilités qui étaient les miennes, à l’égard des patients, de leur famille, de la société.

En termes de formation en cours d’internat, les possibilités varient en fonction des régions. Cependant, en Île de France tout du moins, l’interne en psychiatrie a vraiment accès à des enseignements très diversifiés, qui permettent d’aborder toutes les orientations théoriques de la psychiatrie contemporaine (de la neurobiologie, aux thérapies institutionnelles, en passant par les sciences cognitives ou la clinique psychanalytique). Évidemment, le choix incombe à l’interne, qui devra néanmoins valider des modules obligatoires (propédeutique, recommandations et pratiques thérapeutiques ; clinique psychiatrique en psychiatrie générale de l’adulte ; clinique psychiatrique en pédopsychiatrie ; pratique des psychothérapies). Contrairement aux poncifs éculés, un futur psychiatre peut très facilement ne recevoir aucune formation d’orientation analytique durant tout son cursus. Par contre, il aura l’obligation de se former aux bonnes pratiques en termes d’évaluation, de protocoles thérapeutiques ou de prescriptions, ce qui parait tout à fait légitime.

Dans les dernières années de mon internat, j’ai pris la décision de me sur-spécialiser en pédopsychiatrie, ce qui supposait la validation d’un DESC (inaccessible dans certaines régions faute de poste de PU-PH…). J’ai donc validé des enseignements complémentaires, à la fois en pédiatrie et en psychologie du développement, assisté régulièrement à des consultations de neuropédiatrie, ratifié un diplôme universitaire de psychothérapie et psychopathologie développementale. En parallèle, j’ai pris la décision personnelle d’initier une cure analytique, percevant de plus en plus la nécessité de mieux saisir mes déterminants internes afin de pouvoir utiliser mes propres résonances comme un outil clinique et d’essayer de réduire mes tâches aveugles. J’ai commencé à suivre quelques enfants en thérapie, avec une supervision à l’extérieur (il s’agit d’aborder le déroulement d’un traitement avec une personne formée qui aide à percevoir les enjeux en cours et à ajuster les interventions).

Alors qu’on se rassure : contrairement à certaines allégations, les futurs psychiatres ou pédopsychiatres sont tout à fait formés par rapport aux dernières avancées scientifiques, aux conférences de consensus et recommandations de bonnes pratiques, aux savoirs fondamentaux en termes de psychopharmacologie, de génétique, de neurobiologie du développement, d’approches cognitivo-comportementalises ou autres, etc. Cependant, il faut en être conscient, ces savoirs académiques et théoriques ne font pas de nous des cliniciens authentiques, ou des thérapeutes avisés. Face au mal-être psychique, nous nous retrouvons nus et désarmés, sommés d’être féconds, de réinventer à chaque fois un horizon de possibles, bien loin des protocoles standardisés. 

Ce sont les rencontres, les expériences positives ou les remises en cause, les petites victoires et les grandes désillusions qui vont nous enseigner des bribes de savoir toujours instables et éphémères… Ainsi, ce qui est souvent reproché à la pédopsychiatrie française fait au contraire sa force, à mon avis : de fait, il n’y a pas encore d’hégémonie idéologique malgré certaines tendances de fond. Chaque praticien, à partir d’un socle commun, peut mobiliser des modèles théoriques et cliniques très diversifiés et complémentaires, ce qui laisse une certaine marge de créativité et de réflexivité dans le soin. Pour chaque patient singulier, il faudra tisser une prise en charge approprié, en fonction des désirs, des possibles, mais aussi de la cohérence thérapeutique et de ce qui parait le plus pertinente au vue des connaissances actuelles.

Finalement, j’ai rédigé ma thèse et mon mémoire, respectivement sur la question du rapport au temps chez les adolescents souffrants de troubles psychiques et sur la temporalité dans les prises en charge institutionnelle soins-études, avec des références très diverses (de la phénoménologie, en passant par la neuropsychologie, la chronobiologie, la thérapie institutionnelle et la psychanalyse).

La soutenance de mémoire est un moment particulier du cursus, puisqu’il s’agit pour une promotion d’internes d’être évalué par les représentants officiels de la psychiatrie universitaire. Cela n’est pas toujours très agréable ni valorisant. En ce qui me concerne, j’en garde un souvenir un peu amer, avec des remarques de ce genre : votre style est trop littéraire, c’est bien gentil votre idée de soigner avec le temps, mais le temps c’est de l’argent, il faut faire des économies… Peut-être convient-il justement de considérer que le fait de se donner de véritables moyens pour qu’un futur adulte puisse accéder à une autonomie authentique peut s’avérer rentable à long terme non seulement pour un individu mais aussi pour la société ? Mes collègues qui proposaient des travaux davantage orientés sur la psychiatrie biologique ont au contraire été encensés, leur directeur de mémoire étant d’ailleurs membre du jury… Tout cela pour bien souligner que, contrairement à certaines idées reçues, les approches d’orientation psychodynamique et/ou institutionnelle n’ont absolument pas le vent en poupe au niveau de la formation, même si elles peuvent être tolérées.

La soutenance de thèse est un rituel de passage beaucoup plus fédérateur et valorisant, tant au niveau symbolique qu’affectif. À cette occasion, on prononce solennellement, après avoir revêtu une toge et la main dressée au-dessus d’un buste en plastique, le fameux serment d’Hippocrate : « En présence des Maîtres de cette École, de mes chers condisciples et devant l’effigie d’Hippocrate, je promets et je jure, au nom de l’Être suprême, d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité dans l’exercice de la médecine, etc. ».

Puis vient, pour la plupart des pédopsychiatres, l’assistanat ou le clinicat, c’est-à-dire un poste d’au moins deux ans sur une structure hospitalière, en situation de responsabilité clinique et d’enseignement pour les chefs de clinique. Là, on commence à s’engager dans la durée, à tisser des liens professionnels, à créer des réseaux, à gérer des équipes, à trancher des conflits institutionnels, à poser des actes en engageant sa responsabilité, à s’affirmer dans son sens clinique, etc. On commence seulement à apprendre… De séminaires en réunions d’équipe, de prises en charge en interventions, en rencontrant les écoles, les travailleurs sociaux de l’aide sociale à l’enfance, les PMI, mais surtout, tant d’enfants et de parents. Chaque situation nous interpelle ; on essaie de comprendre, on interroge, on explore, on partage. On se documente. Parfois, on croit saisir, et le réel nous inflige de cruels désaveux. A d’autres moments, on se sent complètement paumé, on navigue à vue, et des évolutions assez incroyables peuvent néanmoins émerger.

Vient enfin le temps de pouvoir trouver un poste à durée indéterminée, soit sur le secteur sanitaire (praticien hospitalier), soit dans le champ du médico-social (CMPP, SESSAD, IME), ou en libéral. Et là, c’est la durée qu’on expérimente. On peut désormais creuser son sillon dans des accompagnements pérennes, suivre des transformations au long cours, être présent tout le long de certains parcours de vie pour un enfant et sa famille, soutenir des tranches de vies décisives. Coordonner des soins sur la durée, auprès d’acteurs d’orientations différentes, chercher les articulations complémentaires et pertinentes, ajuster les interventions dans le temps et définir des perspectives, anticiper sans prédire…

Cela fait maintenant presque dix ans que j’exerce sur deux CMPP en région parisienne, sur des territoires assez contrastés en termes de niveau socio-économique. Il s’en passe des choses en une décennie… Certains de nos patients deviennent adultes et continuent régulièrement à nous donner de leurs nouvelles. D’autres intègrent des structures qui leurs permettront de poursuivre leurs évolutions, investissent d’autres horizons. Certains évoluent spectaculairement, d’autres peuvent présenter des mutations plus imperceptibles. Parfois, on peut éprouver de grands contentements, et ressentir une reconnaissance certaine de la part des familles. Dans d’autres occasions, on reste insatisfait, ayant le sentiment d’avoir été consommé avec une certaine ingratitude, sans que de véritables remaniements aient pu avoir lieu. À d’autres moments, on en vient même à jouer un rôle excessif, à être trop investi, voire à induire une forme de dépendance, ce qui n’est pas forcement souhaitable et ne facilite les relais de prise en charge…

Évidemment, on commet des maladresses, voire des erreurs, dont on prend conscience après-coup. C’est d’ailleurs dans les moments où l’on applique avec certitude et automatisme des procédures que l’on est le plus susceptible de se planter ; lorsque l’on se réfugie derrière son savoir, par paresse, par défense, ou par présomption. À chaque fois, il faut trouver le délicat ajustement, la dialectique toujours singulière entre l’état des connaissances et des préconisations, et la réalité de cet enfant-là et de sa famille. Et ceci suppose une certaine « capacité négative », c’est-à-dire la possibilité « d’être dans l’incertitude, le mystère et le doute, en oubliant l’exaspérante quête de vérité et de raison » (Keats).

S’il y a bien une chose que l’on apprend, c’est l’exigence de pouvoir toujours être présent, impliqué, soucieux et sensible. Il faut être là, vraiment, avec ses fêlures, ses lassitudes, et ses doutes. Avec ses espoirs et ses convictions. Que la famille soit sympathique et touchante ; méprisante ou maltraitante. Il faut pouvoir suspendre son jugement, maîtriser ses contre-attitudes, et rester intransigeant sur notre positionnement éthique et clinique. Ceci suppose une présence incarnée, affectée, sans pour autant se laisser trop envahir émotionnellement. Il faut effectivement savoir se laisser imprégner, s’immerger tout en maintenant un certain recul.

C’est un positionnement délicat, à retravailler sans cesse. Avec des implications déontologiques et thérapeutiques déterminantes. Ainsi, on doit être vraiment soi, humainement, tout en s’abstenant d’énoncer des prises de position personnelles, des avis ou des jugements, en dehors de ce qui se déploie dans le lien thérapeutique. Ceci explique par exemple le choix de l’anonymat pour ce blog, par respect et par éthique. Ce que certains percevront comme de la lâcheté…

En tout cas, inscrire une pratique géographiquement ciblée sur une temporalité longue contribue aussi à faire de nous des mémoires incarnées des réseaux et des acteurs d’un secteur ; nous sommes ancrés dans une réalité, de plain-pied avec ses résidants. On en vient effectivement à connaitre tous les établissements scolaires, les différents partenaires dans le milieu sanitaire ou social, à identifier les enjeux territoriaux, les itinéraires typiques, les failles et les points de force des différents lieux. Car nous nouons des liens et des contacts étroits, réguliers avec de nombreux intervenants, ce qui permet de mieux baliser les parcours, de mieux orienter les familles, de fluidifier les échanges et les partenariats. Ces « compétences » informelles n’ont pas de prix, mais elles supposent de la stabilité, de l’implication et du respect à l’égard de tous professionnels, mais aussi des perspectives…

En ce qui concerne l’orientation théorique des pédopsychiatres, il faut également arrêter de fantasmer et de véhiculer des représentations biaisées. En dépit d’une certaine influence de la psychanalyse, il n’y a absolument aucun doute sur le fait que notre posture clinique consiste avant tout à mobiliser des approches pluridisciplinaires, à croiser les courants, sans dogmatisme, mais avec tact. Nous héritons d’une histoire institutionnelle et clinique à la fois conflictuelle et riche, et nous venons nous abreuver à toutes ces sources sans pour autant défendre l’exclusivité d’une doctrine. C’est une approche holistique de la psychopathologie que nous défendons, en prenant en compte les déterminants bio-psycho-sociaux de la souffrance psychique. Nous ne sommes pas des experts ou des spécialistes de tels ou tels troubles. Humblement, nous recevons chaque enfant, chaque famille, en essayant à chaque fois de dégager des éléments de compréhension par rapport à une situation donnée et de proposer des perspectives spécifiques d’intervention. Comme le rappelle Bernard Golse, « l’unité de la pédopsychiatrie qui repose sur une prise en compte soigneuse des liens entre l’enfant et son environnement ne peut se satisfaire d’une conception morcelée qui la réduirait à une mosaïque de troubles hyperspécialisés n’appelant qu’à des mesures palliatives ou rééducatives ».

Dans les décennies d’après-guerre, des pédopsychiatres pionniers ont pris l’initiative de créer des dispositifs thérapeutiques innovants, pour prendre en compte les troubles psychiques de l’enfance sur l’ensemble du territoire et pour l’ensemble de la population, avec une dimension démocratique et égalitaire : création des CMPP, puis développement de la politique de secteur, organisation d’institutions basées sur la thérapie institutionnelle, etc. Il s’agissait en tout cas de proposer un accès généralisé à des soins précoces, avec un rôle de prévention et de traitements coordonnés sur un territoire donné. L’influence de certaines déclinaisons de la psychanalyse, dans ses aspects les plus émancipateurs et engagés, a pu être déterminantes pour la création de cette politique généreuse et rationnelle, et ce courant théorique maintient ainsi une certaine aura. Cependant, les orientations psychodynamiques tendent à se réduire comme une peau de chagrin, à la mesure des attaques récurrentes et systématiques dont elles font l’objet.

Personnellement, je peux être très critique envers certaines tendances de la psychanalyse : l’inertie des institutions, les luttes intestines qui déchirent les différentes chapelles, le caractère anachronique voire conservateur de certaines positions, la prétention de certains analystes à s’exprimer de façon péremptoire par rapport aux évolutions sociales, la tendance des instituts de formation à abraser les différences et à reproduire du même, ne serait-ce que dans le profil socio-culturel des membres, certains positionnements autour de la neutralité ou des résistances, qui légitiment un désengagement et une forme d’irresponsabilité, le fétichisme à l’égard des figures tutélaires, la difficulté à intégrer la réalité sociale, etc. Pour certains puristes, la psychanalyse d’enfants n’a tout simplement pas lieu d’exister, car le processus analytique suppose de prendre en compte l’infantile, c’est-à-dire l’enfant reconstruit dans l’après-coup pubertaire…

Néanmoins, l’intérêt d’un cursus théorique réside dans le fait de nous aider sans cesse à produire du sens, à tisser des fils de narrativité, à relancer par la pensée associative des situations figées, à rester créatifs et à jouer avec les représentations, à restaurer un plaisir à construire ensemble des histoires et du possible. En ce sens, les hypothèses psychanalytiques sont d’une grande richesse, à condition d’en assumer les limites, le caractère parfois fictionnel et non exhaustif. De surcroit, toute approche du soin se doit, d’une façon ou d’autre autre, de prendre en compte les enjeux « transféro-contre-transférentiels », c’est à dire d’élaborer les processus relationnels et affectifs qu’un patient peut déployer dans le lien thérapeutique, et les ressentis que le clinicien peut éprouver réciproquement à son égard. C’est d’une certaine façon notre outil de travail, notre façon de saisir les enjeux latents à partir de notre sensibilité interactive, qui est souvent plus spécifique et fine qu’un questionnaire ou qu’une grille d’observation comportementale, pour peu qu’on l’ait un peu aiguisée et éprouvée.

Alors oui, la pédopsychiatrie est en crise, et son existence même est menacée à moyen terme, par manque de moyens, de reconnaissance, voire du fait d’une volonté délibérée de la détruire.

L’activité et les demandes ne cessent d’augmenter (hausse de près 80 % durant les dernières décennies), avec des moyens quasiment constants (augmentation d’à peine 5 % en parallèle). Pourtant, 600 000 enfants et adolescents sont pris, chaque année, en charge par les secteurs de psychiatrie infanto-juvénile (plus tous ceux qui sont reçus sur le médico-social ou en libéral), avec plus d’un an d’attente en moyenne pour un premier rendez-vous sur un CMP. Les disparités territoriales sont massives et tendent à s’aggraver (la moyenne nationale est de 14 lits pour 100 000 jeunes, mais le ratio atteint 120 lits pour 100 000 dans les Hautes Alpes et 10 départements ne disposent d’aucun lit d’hospitalisation). Cependant, plus de 15% des jeunes âgés de 16 à 25 ans connaissent un épisode dépressif caractérisé, et 7,8 % ont déjà effectué une tentative de suicide. Nous devons être présents sur de plus en plus de fronts, avec un sentiment d’insatisfaction croissant du fait de l’impossibilité de tenir nos engagements à l’égard des familles. Combien de jeunes praticiens démissionnent actuellement de leurs postes hospitaliers, car ils se retrouvent seuls à gérer trois ou quatre structures dans un climat de pénurie voire de maltraitance administrative ?…

Les quelques mesure annoncée récemment par la ministre de la santé (création d’une dizaine de postes de chefs de clinique, nomination de six praticiens hospitalo-universitaires, augmentation de nombre de lits nécessaires) paraissent certes nécessaires, mais bien dérisoires au vue des enjeux….

Au final, on peut légitimement se demander, comme dans le cas du sacrifice de l’hôpital public, à qui profite le crime… Quant aux enfants et aux familles qui pâtiront de ce naufrage, il semble que cela n’émeuve pas grand monde pour le moment. J’espère en tout cas que nous pourrons encore résister dans nos pratiques et nos engagements collectifs, et que cette lutte pourra trouver un écho auprès du grand public et de nos représentants politiques, tant qu’il sera encore temps…

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