Éducation : Oser l’esprit critique

Comment pousser les jeunes au doute ? interrogent les Cahiers pédagogiques. Question cruciale à l’heure des réseaux sociaux, de la post-vérité et des nouveaux programmes scolaires.

Ingrid Merckx  • 19 février 2019 abonné·es
Éducation : Oser l’esprit critique
© crédit photo : DAMIEN MEYER/AFP

Esprit critique, garde à vous ! Les enfants disposent de plusieurs cartes. Ils peuvent lever celle « Je suis d’accord parce que » ou celle « Je ne suis pas d’accord parce que ». Ou aucune. Ou les deux. « Le plus important, c’est le “parce que” », explique Johanna Hawken. Formatrice en philosophie pour enfants et responsable de la Maison de la philo de Romainville (Seine-Saint-Denis), elle a mis en place ce jeu-outil pour les 5-10 ans afin de leur « transmettre l’habitude de prendre le temps d’examiner une idée, un fait, un objet… De réfléchir à ce qu’ils en pensent et d’oser le dire. C’est une attitude qui doit commencer dès la maternelle ». Devant un film, un poème, une expérience scientifique ou un événement historique, on les pousse à s’interroger : qu’est-ce que la connaissance ? le jugement ? un fait ? une vérité ? Peut-on émettre des doutes sur tout ? À l’heure des réseaux sociaux, des fake news, des théories complotistes, à quelles sources s’informer ? Comment vérifier une information ? Qui reconnaître comme autorité ? Est-ce que l’esprit critique s’apprend et se transmet ?

Réforme Blanquer

« Esprit critique, es-tu là ? » lançaient les Cahiers pédagogiques dans les années 1980 pour interroger les pratiques à l’école. « Nous avons eu envie de refaire le point trente ans plus tard », explique Jean-Michel Zakhartchouk, coordinateur du dossier paru dans le numéro de janvier de la revue (1). « L’esprit critique est une notion un peu fourre-tout, poursuit l’ancien professeur de lettres. Comment s’exerce-t-il à l’école et dans les différentes matières ? Il faut toujours lutter contre le dogmatisme et la vérité qui “vient d’en haut”. En outre, les élèves sont de plus en plus confrontés au doute, au relativisme et aux théories du complot. » Et de citer, en tête, le créationnisme et le climatoscepticisme. À ce propos, il évoque la lettre au ministre de l’Éducation (2) envoyée le 15 décembre par la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte et le biologiste Gilles Bœuf, pointant l’absence des sciences du climat dans les nouveaux programmes du lycée. « Le climat est enseigné au collège comme il y a 35 ans, comme si le climat ne changeait pas », alertent-ils.

Des jeunes et des étudiants leur ont emboîté le pas cinq jours plus tard en publiant une tribune fustigeant directement la réforme Blanquer et les nouveaux programmes de lycée : « Nous, jeunes, étudiants et étudiantes, avons ressenti à de multiples reprises l’absurdité de notre ignorance face à la gravité des enjeux. Nous […] demandons que les mécanismes et les conséquences des changements climatiques, ainsi que les solutions possibles pour les atténuer ou s’y adapter, soient plus largement intégrés au sein des programmes de seconde et de première concernés par cette réforme, et à une plus large échelle au sein du système éducatif français (3). »

Le 25 janvier, un collectif d’« enseignant·e·s pour la planète » grimpait encore d’un cran :

Nous avons accepté trop longtemps d’enseigner le “développement durable”, entretenant chez les élèves l’illusion que la situation était sous contrôle, prise au sérieux par les gouvernements du monde. […] Nous ne voulons plus être les instruments d’une propagande rassurante, qui rend invisible la catastrophe ­écologique.

Les nouveaux programmes de lycée, en cours de finalisation, ne laissent pas d’inquiéter. Comme le futur enseignement de spécialité « humanités, littérature et philosophie » (HLP) : « Jusqu’ici, le programme, exclusivement notionnel (la politique, l’existence, le langage, la science, la liberté, le désir…), préservait l’autonomie et l’esprit critique de la discipline, rappelaient des professeurs de philosophie dans Le Monde (4). Il définissait des questions et non des doctrines, des problèmes et non des solutions, de l’interrogation et non de la récitation, du questionnement et non de la citation. […] L’absence officielle de cet “esprit critique” dans HLP est comme un aveu. »

Dès le 5 novembre, des profs de sciences éco alertaient aussi : « La réforme des sciences économiques et sociales au lycée interdit toute éducation à la démocratie (5). » Selon eux, le nouveau programme « présente tout d’abord l’économie sous un seul prisme : néoclassique et microéconomique, puis veut faire croire que l’État intervient de manière a posteriori pour réguler les défaillances du marché, enfermant ainsi la réflexion dans une alternative “prison” : marché et État ».

Si l’enseignement de l’histoire suscite toujours des batailles d’opinion, le nouveau programme de lycée fait culminer les craintes : « Les sciences sociales sont souvent soupçonnées de relativisme ou de complaisance vis-à-vis des “victimes”. Les attaques contre la sociologie en témoignent. […] L’histoire est aussi touchée », prévenait l’historienne et enseignante Laurence De Cock le 12 octobre dernier (6). Il n’est plus question d’esprit critique dès lors qu’on entre en classe de maths, s’étonne aussi Sylvie Grau, professeur de mathématiques et formatrice à Nantes, dans les Cahiers pédagogiques : « En quoi les chiffres, graphiques, courbes, indicateurs influencent nos représentations, nos décisions ? Notre cerveau serait probabiliste, on parle même de remise en cause du libre arbitre […]. Pourtant, toute modélisation mathématique suppose un choix… »

« Former des emmerdeurs »

Le dossier des Cahiers pédagogiques regorge d’exemples illustrant ce que font des enseignants pour développer l’esprit critique dans leurs classes : le projet « les Savanturiers » apprend à des élèves de maternelle à mener une recherche ; deux profs de technologie questionnent la « confiance » dans les chiffres obtenus par des instruments de mesure ; une prof de lettres met ses élèves face à la problématique « Les goûts, ça ne se discute pas » ; la fondation La Main à la pâte cherche à promouvoir l’esprit scientifique depuis plus de vingt ans, etc. Maître de conférences en sciences de l’éducation et formateur, Gérard De Vecchi a rassemblé une centaine d’exemples dans son essai Former l’esprit critique (7), dont celui incitant à faire la différence entre critiquer et avoir un esprit critique, et un autre invitant à développer l’autocritique. « Souvent, les enseignants font parler les élèves et pêchent les observations qui leur permettent de suivre leur idée, remarque-t-il. Il faudrait aussi aller à la pêche aux erreurs et aux contradictions. » Il répète le mot d’Albert Jacquard : « Le but de l’enseignement devrait être de fabriquer des emmerdeurs. » Et insiste : « L’esprit critique devrait être ajouté au fameux “lire, écrire, compter”. »

Tout doit-il reposer sur le bon vouloir de l’enseignant ? Et comment ce dernier est-il formé à la transmission de l’esprit critique ? D’après Gérard De Vecchi, « peu d’“Espé” [écoles supérieures du professorat et de l’éducation, NDLR] en font. La priorité restant la didactique ». « L’esprit critique est bien souvent l’Arlésienne de l’Éducation nationale : on en parle beaucoup mais on ne le voit pas souvent mis en œuvre. Et pour cause, il faut “finir le programme” », remarque Denis Carotti, prof de sciences physiques et formateur académique « Esprit critique et sciences » dans le cadre d’une initiative menée dans l’académie d’Aix-Marseille, le Cortecs (8).

« Révolution pédagogique »

Parmi les élèves de terminale, 68 % déclarent s’informer sur l’actualité en France avec un haut niveau de confiance dans les médias traditionnels, révèle une enquête du Cnesco qui paraît ce 21 février. Mais elle met en évidence de fortes inégalités sociales en la matière et une éducation aux médias limitée, alors qu’elle fait théoriquement partie intégrante du programme d’enseignement civique et moral (EMC). « Les élèves ne lisent pratiquement pas de journaux papier et s’informent essentiellement sur les réseaux sociaux, auxquels ils accordent cependant peu de confiance », nuance Alexandra Rayzal, professeure d’histoire, dans son article « Prendre le risque de penser, pas si facile », publié dans les Cahiers pédagogiques. Elle a mis en place un outil, les « documenteurs », qui permet de réfléchir autour d’un faux documentaire pour décortiquer une information et la grammaire d’une vidéo manipulatrice. À Narbonne, une alerte enlèvement a semé la panique dans une classe de 5e Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté). L’enseignante a convié ses élèves à analyser différents articles de presse et à distinguer, avec un policier puis un journaliste, les informations fiables des fake news.

Attention à l’« effet boomerang », prévient aussi Gérald Bronner, professeur à l’université Paris-Diderot : « Le fait que la contradiction soit incarnée par les porteurs d’autorité que sont les enseignants ne risque-t-il pas de rendre plus séduisantes encore ces élucubrations ? » Selon lui, l’urgence serait de « laisser les chercheurs établir, en coordination avec les enseignants, des protocoles qui seront testés avec des échantillons témoins. Il ne suffit pas de faire de la formation aux médias, par exemple en incitant les élèves à faire valoir leur droit au doute, si on ne leur enseigne pas en même temps les devoirs qu’implique un tel droit ». Il prône ainsi une « révolution pédagogique » : « passer au peigne fin » tous les programmes de la maternelle jusqu’à l’université pour identifier tout ce qui peut paraître « contre-intuitif » aux élèves. Enjeu : leur permettre de comprendre le fonctionnement de leur esprit critique et les « biais cognitifs » qui peuvent « affecter » le jugement. Comme c’est le cas aussi, souligne Jean-Michel Zakhartchouk dans les Cahiers pédagogiques, dans des moments tels que match de foot, meeting, fêtes, où l’esprit critique est comme ­­« suspendu »

(1) « Former l’esprit critique », Cahiers pédagogiques, n° 550, janvier 2019, 12 euros.

(2) « Assurons à nos lycéens une solide éducation scientifique au climat et à la biodiversité ! »

(3) Reporterre, 20 décembre 2018.

(4) « Le projet de spécialité “humanités” au lycée “dégrade l’enseignement de la philosophie en sous-discipline de la culture générale” », Le Monde, 14 février.

(5) Tribune publiée dans Libération.

(6) « Ce qui se joue autour des débats sur l’enseignement de l’histoire », Mediapart, 12 octobre 2018. Voir aussi : Sur l’enseignement de l’histoire, Laurence De Cock, Libertalia.

(7) Tome 1, « Pour une pensée libre » ; tome 2, « À travers les disciplines », ESF éditeur, 2016.

(8) Collectif de recherche transdisciplinaire visant la formation d’un groupe de formateurs sur la thématique « Esprit critique et science ».

Société Éducation
Temps de lecture : 9 minutes

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