« Le Silence des autres » : Les chemins de la justice

Le Silence des autres, d’Almudena Carracedo et de Robert Bahar, raconte le combat de victimes du franquisme pour faire reconnaître les crimes commis.

Christophe Kantcheff  • 12 février 2019 abonné·es
« Le Silence des autres » : Les chemins de la justice
© photo : Maria Martin, là où le cadavre de sa mère a été abandonné par les franquistes. crédit : Almudena Carracedo

Dans les rues de Madrid, quand on interroge la jeunesse espagnole sur le passé franquiste du pays, les réponses sont vagues. Rien n’a été fait pour enseigner cette histoire récente. Le cinéma peut s’y employer, et c’est une des raisons d’être du Silence des autres, d’Almudena Carracedo et Robert Bahar. Outre le rappel du coup d’État militaire de 1936 déclencheur de la guerre civile, des images d’archives montrent, comme un aperçu des horreurs, Franco serrer chaleureusement la main d’Hitler, des soldats exécuter une rangée de prisonniers, la féroce répression d’une manifestation dans les années 1960 ou 1970, et un homme au bord des larmes annoncer à la télévision la mort du caudillo, en 1975.

Quarante ans d’une dictature sanguinaire, dont le point d’orgue, posthume, fut une loi d’amnistie générale promulguée en 1977, libérant les prisonniers politiques mais exonérant aussi de tous leurs crimes les bourreaux et les donneurs d’ordres du régime. Résultat : une lourde chape de plomb, face à laquelle le bouquet de fleurs que vient déposer au bord d’une route une très vieille dame, Maria Martin, pour entretenir le souvenir est à la fois ténu et essentiel. C’est là, enfoui sous la terre et le bitume, que se trouve le charnier où le cadavre de sa mère, avec beaucoup d’autres, a été jeté par les franquistes. Ils l’avaient d’abord humiliée en lui rasant les cheveux, avant de la tuer.

Maria Martin fait partie des victimes ou parents de victimes qui ont décidé malgré tout de se constituer parties civiles et d’attaquer en justice les auteurs des exactions commises : tortures, viols, assassinats et même vols d’enfants. Ils doivent faire face à la législation d’amnistie qui exclut ce type de procès. Aidés par des avocats spécialistes des droits de l’homme, avec lesquels ils forment un groupe uni par la même cause mais quelque peu isolé dans cette Espagne amnésique, ils ont réussi à obtenir le déclenchement d’une procédure, via l’étranger et la notion de crime contre l’humanité, par une juge argentine, Maria Servini.

C’est l’autre raison d’être du Silence des autres : raconter cette bataille juridique inouïe, commencée en 2012, dont les réalisateurs n’avaient pas soupçonné qu’elle prendrait des années – aujourd’hui encore, elle n’est pas close – et qu’ils emmagasineraient 450 heures de rushes. Ils ont ce mérite de ne jamais la rendre technique ou obscure, mais au contraire d’user d’un didactisme bienvenu. L’affaire se transforme d’ailleurs en un feuilleton haletant, aux ressorts non seulement judiciaires mais politiques. Les improbables retournements de situation sont clairement dus à des ordres d’en haut. Ainsi, au consulat d’Argentine à Madrid, en 2013, tandis que les plaignants doivent être entendus par la juge grâce à une vidéoconférence, il est fait pression sur l’ambassadeur pour que l’audience, au dernier moment, soit annulée. On constate aussi, quelques années plus tard, lors d’un vote à la municipalité de Madrid sur la suppression des noms de rue donnés à des franquistes (c’est encore monnaie courante en Espagne), que la droite est particulièrement hostile à une telle décision, qui pourrait modifier le rapport des Espagnols à leur passé.

Le Silence des autres souligne combien le franquisme ne s’est pas arrêté avec la mort de Franco. Les cadres du régime se sont reconvertis dans la démocratie nouvelle, sans abandonner leurs convictions, et surtout en cultivant solidairement une politique de l’oubli et de la-page-à-tourner qui leur permet de dormir sur leurs deux oreilles. Le film retrace ainsi le « respectable » itinéraire de quelques-uns des bourreaux des plaignants.

Mais ce sont eux, les plaignants, qui restent au cœur du film. Eux avec leur corps vieillissant. Les souvenirs qui les hantent. Leur désir de justice. « Le temps est l’un des protagonistes de ce dossier, souffle l’une des avocates ; les opposants au procès misent sur le fait que le temps aura raison des victimes. » D’un côté, il y a en effet ce calcul cynique ; de l’autre, l’espoir que la cause des victimes aura avancé avant qu’elles ne disparaissent. « Je vais enfin pouvoir mourir tranquille », dit une octogénaire apprenant qu’elle pourra bientôt se recueillir devant le squelette de son père, tué et abandonné dans une fosse commune, qu’il était interdit d’exhumer jusqu’aux années 2000.

Inlassablement, les plaignants répliquent aux obstacles que la justice met sur leur parcours du combattant. Exemple : devant le refus officiel de recueillir leur témoignage, ils organisent une contre-audition, où ils racontent la disparition d’un parent ou les sévices subis dans leur propre chair. Des paroles qui leur coûtent, où chacun revit l’enfer. La caméra d’Almudena Carracedo et de Robert Bahar enregistre alors l’exact contrechamp des images d’archives du début, montrant Franco dans sa splendeur barbare. Inutile de dire l’émotion qui étreint alors le spectateur.

Plus tard, un plan montre le bouquet desséché de Maria Martin, signe de son décès en cours de tournage. Avec sa voix rauque, abîmée, et son regard d’une intensité incroyable, cette petite femme fragile incarnait la détermination de ceux qui réclament justice. Sa propre fille, qui jusqu’alors restait en retrait de sa démarche, se sent soudain investie du devoir de poursuivre son action. L’Espagne ne semble pas avoir encore compris que ces plaignants œuvrent pour au-delà d’eux-mêmes. Ils sont, quant à eux, dénués de haine. Mais on sait, pour l’avoir vu avec les Arméniens, ou d’une autre façon en France avec les silences sur la guerre d’Algérie, que l’oubli ou la dénégation entraînent, un jour ou l’autre, l’amertume, voire l’esprit de vengeance.

Le Silence des autres, Almudena Carracedo et Robert Bahar, 1 h 35.

Culture
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