Panser la civilisation

Bernard Stiegler, philosophe de la révolution numérique, invite à résister à une « immense régression ».

Denis Sieffert  • 13 février 2019 abonné·es
Panser la civilisation
© photo : Une plage couverte d’algues à Qingdao, en Chine, en 2014.crédit : STR/AFP

Lire Bernard Stiegler n’est jamais chose aisée. Il faut affronter un vocabulaire exigeant, philosophique et scientifique, sans compter que le directeur de l’Institut de recherche et d’innovation ne dédaigne pas de forger des concepts complexes. Mais l’effort est récompensé par la découverte d’une pensée globale, férocement critique du capitalisme. Stiegler est d’abord un formidable lecteur. Aristote, Nietzsche, Guattari, Deleuze, entre autres, sont ses prophètes. Nietzsche d’abord, qui suggère de commencer « non par l’étonnement, mais par l’effroi » ; Guattari ensuite, qui prédit que « l’implosion barbare n’est nullement exclue ».

C’est le « monde du mal » que visite Stiegler avec le « courage de la vérité ». Il trace un parallèle entre le biologique et le civilisationnel. Il évoque Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Il puise dans les thèses de Toynbee (La Grande Aventure humaine) et de Diamond (Effondrement). Comme Toynbee, il pense que les civilisations meurent par suicide. Et nous sommes, selon lui, dans « ce moment eschatologique que constitue l’anthropocène ». Il ne s’agit pas seulement du péril climatique, mais d’un péril global dû à « l’extrême brutalité d’une désorientation généralisée », dont « la post-vérité du non-savoir absolu » est l’un des symptômes.

C’est ici que la pensée de Stiegler prend toute sa dimension. L’« implosion barbare » comprend aussi bien les annonces du Giec que la guerre américaine en Irak. Ben Laden et Trump sont en quelque sorte les deux manifestations de cette même et « immense régression » dont Stiegler a fait le sous-titre de son ouvrage. Après avoir évoqué (citant Guattari) « les algues mutantes et monstrueuses qui envahissent la lagune de Venise », il écrit : « Une autre espèce d’algues relevant, cette fois, de l’écologie sociale consiste en cette liberté de prolifération qui est laissée à des hommes comme Donald Trump, qui s’empare de quartiers entiers […] [pour] refouler des milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir des “homeless”, l’équivalent des poissons morts de l’écologie environnementale ».

L’idée de prolifération renvoie aussi au « world wide web », qui n’échappe évidemment pas à la réflexion d’un auteur qui ne cesse d’interroger les conséquences des mutations technologiques. La « toile » est envisagée sous son aspect potentiellement totalitaire, réalisant ce « passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle » dont parlait Deleuze. Nous sommes bien plongés dans l’« effroi » nietzschéen. Mais alors, qu’appelle-t-on « panser » ? Il n’est pas trop tard, nous dit Stiegler. Le pansement est philosophique mais aussi politique. Pour lui, il ne fait aucun doute que c’est le capitalisme disruptif (le mot, hélas, est devenu à la mode après lui) qui ruine toutes les formes d’organisation humaine. La limite du capital, c’est le capital lui-même, aurait dit Marx.

Qu’appelle-t-on panser ? Bernard Stiegler, Les Liens qui libèrent, 384 pages, 24,50 euros.

Idées
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