« L’espoir de l’Algérie »

Fer de lance de manifestations qui ne faiblissent pas, les étudiants s’organisent et découvrent le débat politique. En ligne de mire, la fin du système incarné par Bouteflika.

Anna Octave  • 26 mars 2019 abonné·es
« L’espoir de l’Algérie »
© crédit photo : FAROUK BATICHE/AFP

Ce matin-là, ils sont une trentaine à s’activer. Lahcen, Rania, Meriem, Malik, Kamel… Tous s’y mettent. C’est l’heure de l’atelier banderoles à l’École nationale polytechnique (ENP) d’Alger, dans la banlieue est de la ville. Ces étudiants ont investi une salle du premier étage de la prestigieuse école d’ingénieurs. Depuis plus d’une semaine, ils refusent les « vacances forcées », comme ils les appellent. Car, dans l’espoir de calmer la révolte et de vider les campus, le gouvernement a avancé de deux semaines le début des congés de printemps. Une fois les portes des cités universitaires fermées, beaucoup d’étudiants ont été obligés de rentrer dans leur famille.

La manœuvre du pouvoir est grossière. Mais, à l’ENP, beaucoup d’étudiants sont algérois. C’est le cas de Kamel, en troisième année, qui fait trois heures de transport tous les jours pour venir assister aux divers ateliers : slogans, vulgarisation de termes politiques, débat. Lui et quatorze de ses camarades – un ou une par filière – sont « porte-parole ». Et il préfère ce terme à celui de « représentant » car, dit-il, « chacun se représente soi-même ». Ils ont été élus via des votes sur des groupes privés Facebook. Une pratique virtuelle mise en place pour presque toutes les questions internes, de l’heure des débats au contenu des communiqués.

Kamel manifeste à Alger depuis la première grande mobilisation du 22 février. Dès le début du mouvement, il a publié sur son compte Facebook une vidéo qui, en moins d’une minute, dénonçait la « mafia politique financière qui nous gouverne depuis 1962 » et appelait les étudiants à descendre massivement dans la rue. Il s’était filmé dans sa chambre, évitant de parler trop fort – sa mère était juste à côté et n’approuvait pas trop. Elle a fini par tomber sur la vidéo, visionnée plus de 1 500 fois. Depuis, elle a moins peur pour lui et elle soutient le mouvement.

Ce 18 mars, le jeune homme est fier de nous montrer les banderoles prêtes pour le lendemain, mardi, jour des manifestations étudiantes. « Nous sommes les étudiants algériens, nous sommes l’espoir de l’Algérie dans les sombres nuits », « Le cadre (1) est tombé mais le mur demeure », « Ingénieur construit, système détruit », « La jeunesse se mobilise pour l’indépendance ». Leur objectif commun, c’est d’être plus « visibles et structurés ». « On veut apporter une crédibilité en tant qu’étudiants, le vendredi on se fond dans la masse populaire et c’est très bien, mais les mardis, on veut être plus identifiés », explique Kamel.

Du coup, dans la manif du lendemain, les étudiants sont regroupés par école, derrière des banderoles bien identifiées. Droit, médecine, lettres, architecture… Le principe de pacifisme, qui vaut pour chaque marche, a été rappelé dès le matin. Comme chaque mardi depuis un mois, ces étudiants, qui n’ont jamais connu d’autre président que Bouteflika, occuperont le centre-ville d’Alger, de la Grande Poste au tunnel des Facultés, jusqu’en milieu d’après-midi, applaudis par les passants.

« Éveiller les consciences »

Couplées aux mobilisations du vendredi, ces marches du mardi sont très importantes pour les étudiants, mais elles ne sont pas l’unique ressort de leur engagement. Tous soulignent leur soif de comprendre les enjeux et de débattre. « On sait ce qu’on ne veut pas, mais pour l’instant il est prématuré de proposer des solutions », résume Rania. Alors l’heure est à la discussion. Juste à côté de Polytechnique, l’école d’architecture est à la pointe : l’histoire du pays depuis l’indépendance, l’impact politique de ­l’architecture et la Constitution sont quelques-uns des sujets débattus. Juristes, architectes, historiens et professeurs sont invités à venir discuter avec les étudiants. Pour Amina, en deuxième année, qui fait partie des organisateurs, c’est un « moyen d’éveiller les consciences ».

« Il s’agit de récupérer notre citoyenneté », ajoute Fatma Oussedik, professeure d’anthropologie et de sociologie à Alger-2. Féministe, engagée, elle critique le régime depuis longtemps et soutient le mouvement depuis le début. Un groupe Facebook « enseignants et étudiants Alger-2 » a été créé pour coordonner les actions et une vingtaine d’étudiants de cette fac ont réalisé une vidéo en plusieurs langues expliquant la révolte en cours. Comme dans d’autres universités, à Béjaïa, à Oran, à Constantine ou ailleurs, des débats et des conférences sont organisés sur des questions de droit, d’histoire, d’économie. Pour l’universitaire, « la parole est retrouvée, les corps sont déliés, on est passé de corps humiliés à des corps debout ». « Les observateurs de l’Algérie ont longtemps parlé d’une glaciation, alors que le pays a toujours été intéressé par la chose politique », poursuit-elle, intarissable sur la « maturité » des étudiants : « Ce sont eux qui nous apprennent à nous, les anciennes générations. »

En vingt ans, le nombre d’étudiants dans le pays a quadruplé, atteignant 1,7 million. Mais, à la sortie, le marché du travail est bouché. Près d’un tiers des jeunes sont au chômage, qui touche davantage les femmes. En sciences sociales, les étudiants sont majoritairement issus des classes les moins favorisées, comme l’explique Fatma Oussedik. Une fois leur diplôme obtenu, beaucoup ne trouvent pas d’emploi qualifié, en raison notamment d’une sélection par la langue. « Les disciplines “nobles”, comme les sciences, sont enseignées en français, ce qui n’est pas le cas des lettres ou des sciences sociales. Or, à la fin, le français est indispensable. »

Outre les revendications propres à l’ensemble de la population – la fin du « système » –, le milieu universitaire avance des demandes spécifiques, et ce depuis longtemps, comme la fin de la mainmise du politique sur le pédagogique, ou l’élection de ses représentants. Un exemple parmi d’autres : l’année dernière, avec une vingtaine de professeurs, Fatma Oussedik a été « mise à l’écart » du Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread). Les bureaux de ces enseignants ont été vidés. Une décision justifiée par un « problème de place », mais dont les motivations sont en réalité politiques.

« Apprentissage politique »

Pour beaucoup d’étudiants, ces dernières semaines représentent un véritable « apprentissage politique », selon Mohamed, étudiant en gestion rencontré lors d’une marche. Surtout dans la forme, car peu d’étudiants se réclament d’un courant de pensée clairement identifié. « Il y a des communistes, des barbus, des féministes ; tous les courants, à l’image de notre société complexe », explique Fatma Oussedik. Kamel, de Polytechnique, se dit plutôt proche d’un Mélenchon français. Pour lui, comme pour d’autres, l’important est surtout de se parler. Dans les manifestations et dans les discussions, tous reconnaissent l’absence totale de structure légitime. De nombreuses pancartes dénoncent les syndicats étudiants (Unea, Ugea…), qui sont selon eux corrompus, affiliés à des partis, bref inféodés au « système » tant décrié depuis un mois dans les rues du pays. Partout, le même constat : « Ils ne nous représentent pas. »

À la tête des facultés, on trouve en général des proches du pouvoir. Pour l’instant, les étudiants sont relativement libres d’organiser les événements : aucune force de l’ordre n’est intervenue. Mais une peur revient, celle de l’infiltration par des proches du régime pour orienter les débats, voire diviser et casser le mouvement. Tous reconnaissent la forte probabilité de ce type d’actions. À l’université des sciences et de la technologie Houari-­Boumédiène (USTHB), la question est d’autant plus présente qu’on y compte 35 000 étudiants – le plus grand campus du pays – et qu’il est impossible de connaître tout le monde. D’ailleurs, le recteur a « désigné » cinq étudiants pour une éventuelle rencontre avec des représentants du régime en vue de la préparation de la « conférence nationale » annoncée par le pouvoir. Des stratégies similaires sont à l’œuvre dans d’autres milieux, notamment le secteur associatif, mais nul n’est dupe.

Avant tout, l’un des objectifs des étudiants et enseignants mobilisés est de discuter entre écoles et facultés à l’intérieur d’une ville, d’une wilaya et bientôt du pays. Houda, étudiante en médecine à Béjaïa et membre de Savoir+, association étudiante d’extrême gauche, se dit confiante, même si cela prend du temps à organiser : « Il est encore tôt, car la majorité des universités n’ont pas dégagé de coordination locale. » La jeune fille, qui a dû rentrer dans sa famille, espère que les choses reprendront de plus belle à la rentrée, le 4 avril.

Reste à connaître l’attitude du régime face à une contestation qui ne faiblit pas. Et qui s’organise de plus en plus. L’élection du 18 avril ayant été annulée, Abdelaziz Bouteflika demeure président jusqu’à une date inconnue. La fameuse conférence nationale devrait aboutir à une nouvelle Constitution avant la fin de l’année, laquelle devra être ensuite approuvée par référendum, avant que soient organisées de nouvelles élections. Le prochain jour clé est le 28 avril : c’est à cette date que prend fin théoriquement le 4e mandat de Bouteflika. Au-delà, le pouvoir est dans l’illégalité. Côté étudiants, rendez-vous est pris après les vacances. Une chose est sûre, pour Fatma Oussedik, « c’est impossible de faire machine arrière, plus rien ne sera comme avant ».

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