Évitons que les Gafa deviennent des États
Pour l’avocat Vincent Brengarth, l’annonce de Facebook de créer une crypto-monnaie baptisée « libra » marque une étape nouvelle dans la construction de ces entreprises tentaculaires dont le fonctionnement se rapproche de celui d’institutions publiques.

Les élections européennes ont récemment ranimé le débat sur le transfert de souveraineté entre les États et l’Union européenne. Mais pendant que l’Europe aspire l’essentiel des critiques sur le transfert de souveraineté, à raison ou non, d’autres menaces pèsent sans qu’elles ne suscitent la même attention politique et ne paraissent aussi régulées.
Ces menaces sont notamment liées à l’installation des Gafa dans le paysage dématérialisé, ces entreprises du web (Google, Apple, Facebook et Amazon) dont la puissance est telle qu’elles modifient en profondeur nos comportements et rivalisent de plus en plus avec les États. Elles sont à l’origine d’une nouvelle forme de souveraineté totalement virtuelle mais particulièrement préoccupante. À cet égard, l’annonce de Facebook de créer une crypto-monnaie baptisée « Libra » marque une étape nouvelle dans la construction de ces entreprises tentaculaires dont le fonctionnement se rapproche de celui d’institutions publiques. Or, la monnaie n’est pas simplement un instrument de politique économique, elle est un attribut de souveraineté. Cet attribut de souveraineté est au cœur d’un système hiérarchisé en haut duquel vient culminer une banque centrale. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la commission d’enquête du Sénat sur la souveraineté numérique s’est emparée de la question du libra.
Dans une approche juridique, l’État se compose de trois éléments constitutifs que sont la population, le territoire et la souveraineté. En les appliquant à Facebook, on peut se rendre compte que son rôle ne se limite pas à celui d’un simple prestataire de service.
Premièrement, concernant la population, et dans une approche subjective, il ne fait guère de doute que les utilisateurs de Facebook, comme ceux d’autres Gafa, forment une communauté d’intérêts. Il y une acceptation partagée de répondre à des règles de fonctionnement précises pour accéder à la possibilité d’un partage des informations.
S’agissant du territoire, Maurice Hauriou soulignait que l’État est « un phénomène essentiellement spatial ». Cependant, une telle affirmation ne semble plus réellement correspondre à la réalité du monde dans lequel nous vivons où la mondialisation est aussi accélérée par la dématérialisation des échanges. Le digital a d’ailleurs précipité l’accession de la cyber-citoyenneté et nos frontières sont de plus en plus numériques.
Troisièmement, la souveraineté de Facebook s’exerce de façon progressive. À cet égard, les données personnelles en possession de l’opérateur sont telles qu’elles lui offrent un pouvoir considérable. Il est illusoire de penser que les pouvoirs publics peuvent réellement exercer une emprise sur les Gafa. En témoigne par exemple la difficulté à mettre en place une taxation à leur égard, la « taxe Gafa ». L’on se souvient également du véritable bras de fer, en 2016, entre Apple et l’administration américaine, et plus précisément le FBI, lorsque la société citée avait refusé de débloquer l’iPhone de l’un des auteurs de la fusillade de San Bernardino, et ce en dépit de l’injonction judiciaire qui lui avait été faite.
Un pouvoir de contrainte sur les utilisateurs
De toute évidence, il existe donc un rapport de force entre les États et les Gafa qui ne tourne pas nécessairement à l’avantage systématique des premiers, loin s’en faut. Pour reprendre l’exemple de Facebook, on peut également considérer que le pouvoir de contrainte s’exerce sur les utilisateurs qui confient leurs données personnelles et se soumettent aux règles de fonctionnement. Ces mêmes données sont des informations monnayables, aujourd’hui envers d’autres entreprises, demain peut-être dans le cadre des rapports avec les États directement. L’adage selon lequel « l’information c’est le pouvoir » ne s’est jamais vraiment démenti. Le RGPD, entré en vigueur le 25 mai 2018 – soit il y a un an – permet difficilement de combler le retard et d’instaurer une régulation chez des acteurs si habitués à la dérèglementation.
La création d’une monnaie en dehors d’un système hiérarchisé et de la Banque centrale est, au vu de ce qui précède, particulièrement préoccupante. Elle ne ferait en effet qu’ajouter un outil supplémentaire à une panoplie déjà particulièrement étoffée.
Il est clair que l’État ne représente pas non plus le garde-fou absolu, encore moins lorsqu’il connaît une dérive autoritaire. Cependant, il est le plus apte à résister à la loi du marché et ses intérêts restent, en théorie du moins, tournés vers la protection des citoyens qu’ils ne considèrent pas comme des consommateurs. En principe, le pouvoir judiciaire qu’il exerce poursuit comme objectif de protéger les libertés individuelles qui n’apparaissent pas comme la préoccupation majeure des grandes sociétés privées.
Une autre conception de l’État est celle du marxisme. Il est appréhendé comme un appareil d’oppression au service de la classe dominante. C’est peut-être à travers cette approche que l’on mesure le plus le risque des Gafa-États. Les Gafa – à l’instar d’autres grandes multinationales – s’analysent en effet d’ores et déjà comme des États au sens marxiste du terme. Ces sociétés nourrissent en effet une dépendance chez les utilisateurs, tout en monnayant ce que ceux-ci sont poussés à leur céder gratuitement, à savoir les données personnelles. Il ne s’agit pas de concéder une part de nos libertés individuelles au profit de la sécurité – comme nous le faisons avec l’État – mais d’abandonner ses libertés pour accéder à un service, sans se préoccuper de l’utilisation qui en sera faite. C’est ainsi un rapport de force moins visible qui s’instaure, mais bien plus dangereux et qui finit par profiter à une minorité. La masse se retrouve exploitée, moins directement que par le travail, mais les identités se fondent dans des données.
Il existe donc un péril induisant la nécessité de ne pas concéder aux Gafa plus que ce que la dérégulation du marché leur a déjà permis d’obtenir. « Libra » est d’ailleurs l’ultime leurre, parce qu’il renvoie au signe de la Balance qui est celui de la justice et qui manque à ces géants ; le terme « Libra » reflète aussi le sens d’une liberté que l’on voudrait nous promettre pour mieux nous contrôler.
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