Mémoires vivantes de Palestine

Dix-huit hommes et femmes témoignent de la Nakba dans un ouvrage mêlant textes, photos, cartes et rappels historiques.

Patrick Piro  • 26 juin 2019 abonné·es
Mémoires vivantes de Palestine
© crédit photo : Altair Alcântara /AFP

Il y a ces visages empreints de gravité. Mais surtout le regard, qui en dément l’apparent apaisement. Les yeux semblent guetter, au-delà de l’objectif, le souvenir d’un monde englouti et interroger tout autant les pensées de qui les croise. Dix-huit femmes et hommes témoignent de la Nakba, « la Catastrophe », comme le peuple palestinien a intitulé la création de l’État d’Israël en 1948, qui a définitivement fracturé leurs vies. Les plus jeunes ont 75 ans, le plus âgé 93. La guerre les a fait fuir, jusqu’à l’exil et la perte de leurs terres, de leurs maisons, de leurs biens. C’est une litanie de tragédies et de douleurs, mais sublimées et tenues à distance par une capacité toute palestinienne de résilience – al-sumûd.

Rushdieh al-Hudeib était gamine quand sa famille a échappé de justesse au bataillon de Moshe Dayan venu massacrer les villageois de Dawaimeh. Il y a aussi Michel Sabbah, premier patriarche palestinien de Jérusalem ; Souleyman Hassan, cultivateur d’oliviers qui réclame sa terre devant les juges israéliens ; Halima Mohammad Mustafa, qui fait le rêve récurrent du al-’awda – le retour –, entretenant ce qu’il reste de la mémoire du temps d’avant ; Feissal Darraj, apatride depuis soixante-dix ans à la vie « confisquée » ; Ilham Abughazaleh, devenue une conscience intellectuelle, qui incarne à elle seule la force de caractère d’un peuple obstiné à « rentrer à la maison ».

Cette collecte de témoignages nous convie à un périple poignant et digne car essentiel. Les témoins oculaires de la Nakba ne sont plus très nombreux. La rédactrice Chris Conti et le photographe Altair Alcântara qui signent l’ouvrage ont pleinement investi cet enjeu. La narration de ces épopées familiales est accompagnée de notes pédagogiques et bibliographiques, mais aussi de cartes fixant les lieux, parce qu’avec les 418 villages rasés par l’État sioniste, ce sont aussi leurs noms qu’on a voulu rayer. À ce titre, il s’agit d’un document, contribuant au récent élan de sauvegarde d’une mémoire orale palestinienne en voie d’extinction.

La qualité de plume et d’image de l’ouvrage a mérité deux textes introductifs magistraux, qui ne laissent pas de doute sur son orientation. Rony Brauman retrace soixante-dix ans de « politicide » du peuple palestinien, orchestré par la dérive du projet initial d’un sionisme émancipateur, échoué « dans une connivence idéologique consommée avec les régimes ethno-nationalistes ». Falestin Naili rappelle que le récit de 1948 est dominé par la version d’Israël – une inéluctable guerre d’indépendance : « L’histoire de la Palestine a été écrite par les vainqueurs. » La chercheuse invite à l’incorporation des « mémoires palestiniennes » à cette historiographie biaisée qui rend impossible « l’émergence d’horizons communs », pour permettre de nouvelles perspectives.

Palestine. Mémoires de 1948, Jérusalem 2018 Chris Conti et Altair Alcântara, Hesperus Press, 195 pages, 28 euros. Diffusé par lalibrairie.com

Idées
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