Robert Guttmann : « Le néolibéralisme à l’américaine est en voie d’extinction »

Les guerres commerciales déclenchées tous azimuts par Donald Trump accélèrent les grandes crises de l’économie mondiale, selon l’économiste Robert Guttmann.

Erwan Manac'h  • 26 juin 2019 abonné·es
Robert Guttmann : « Le néolibéralisme à l’américaine est en voie d’extinction »
© photo : Le couple Trump et le couple Macron lors des cérémonies du 6 juin 2019 en Normandie.crédit : MANDEL NGAN/AFP

En enchaînant les conflits et les coups de menton, dans une fuite en avant perpétuelle, Donald Trump bouleverse encore davantage une économie mondiale dépassée et ébranlée par la crise climatique, estime l’économiste états-unien Robert Guttmann. Il faudra un siècle, assure-t-il, pour mesurer les conséquences de son passage à la Maison Blanche.

Jusqu’où les guerres commerciales peuvent-elles aller selon vous ? Faut-il craindre une escalade ou ne voir dans ces oppositions que des postures ?

Robert Guttmann : La réponse que feront les nations sera évidemment déterminante, mais la réélection ou non de Donald Trump en 2020 le sera plus encore. Les droits de douane sont le plus petit dénominateur commun de toutes ses obsessions, sans que ce soit forcément corrélé aux intérêts commerciaux des États-uniens. Il se moque de toutes les autres composantes des problèmes du pays et n’écoute aucun conseil qui irait contre son intuition. Il limoge systématiquement ceux de son entourage qui s’opposent à lui. En trois ans, il a changé deux fois plus de conseillers que Barack Obama en huit ans. C’est un dictateur du XXIe siècle. Il sait que son seul avantage est son imprévisibilité et terrorise tout le monde en s’enfonçant dans une fuite en avant.

Ainsi, Donald Trump est obsédé par le déficit commercial des États-Unis, alors que la situation est en réalité assez normale : les dollars doivent sortir des frontières pour jouer leur rôle de monnaie internationale, et les règles de comptabilité obsolètes faussent l’analyse de la balance commerciale. Par exemple, les portables Apple achetés aux États-Unis sont comptabilisés comme des produits 100 % chinois, alors que la Chine ne réalise que l’assemblage, ce qui représente 10 à 15 % de la valeur du produit.

Le Président pense que le déficit est dû à de mauvais accords signés par ses prédécesseurs, et il s’estime le seul capable de renégocier tous les traités commerciaux, parce qu’il serait le meilleur négociateur du monde. C’est en réalité l’inverse. Sa stratégie de négociation est aveugle : il est incapable de compromis et de diplomatie. Il utilise ses mafias, pose un ultimatum et, en cas de blocage, rompt les discussions. Car, derrière sa force de façade, c’est un enfant en crise d’angoisse perpétuelle. Il est atteint d’une vraie maladie mentale. Cela pourrait influer sur le déroulement des événements, à des moments cruciaux des conflits.

Son objectif est donc de détruire la gestion multilatérale du commerce. Il va réussir, et ce sera grave. Au regard des cycles économiques sur le temps long, ne plus avoir une structure telle que l’Organisation mondiale du commerce serait explosif. Il faudrait recréer une structure multilatérale – ce qui, au demeurant, serait une bonne chose parce que l’OMC a connu de graves dysfonctionnements. Outre l’OMC, ce sont toutes les institutions de Bretton Woods, édifiées après la Seconde Guerre mondiale, qui ne sont plus adaptées à la réalité du XXIe siècle. Le comportement de Donald Trump peut servir de détonateur pour, peut-être, reconstruire un nouveau contexte de gouvernance globale…

Le conflit avec la Chine peut-il se durcir ?

La montée de la Chine est un enjeu énorme pour l’économie mondiale. Elle a rompu avec ses velléités de démocratisation un moment effleurées et s’impose comme un modèle alternatif au capitalisme néolibéral américain en pleine dislocation. L’enjeu de cette guerre commerciale est donc de négocier un accord de coexistence entre la Chine et le reste du monde. Mais la tension internationale renforce la légitimité du pouvoir chinois en interne.

Donald Trump, lui, veut faire la démonstration auprès de sa base qu’il est capable de dominer les communistes, en Chine, pour dominer la gauche américaine, qu’il accuse de communisme.

Comment analyser le bras de fer avec le Mexique ?

Donald Trump a fondé toute sa campagne sur la promesse d’arrêter l’immigration du Sud. Il a échoué à construire son mur et se retrouve face à une crise profonde. On ne parle plus aujourd’hui d’« immigration », mais de « migration ». Ce sont des familles entières qui quittent leur lieu de vie, dans toute l’Amérique centrale, notamment à cause du réchauffement climatique, qui a fait chuter les rendements de l’agriculture, comme au Honduras. Chaque mois, ce sont 100 000 migrants qui arrivent aux États-Unis. Donald Trump a cherché à les terroriser en séparant les enfants de leurs parents. Il a ensuite tenté d’utiliser les droits de douane. Mais il a été lâché, pour la première fois, par son parti, qui craignait les conséquences d’une restriction du commerce avec le Mexique.

Risque-t-on d’en venir aux armes ?

Certains conseillers de Donald Trump le souhaitent, mais les hauts responsables de l’armée ont dit depuis le début de sa présidence qu’ils l’ignoreraient s’il décidait de déclencher une guerre. Ils sont traumatisés par leurs erreurs passées en Irak, en Afghanistan et avec Israël. Ils savent que l’intervention en Irak a accéléré deux guerres civiles, entre les chiites et les sunnites et, au sein des sunnites, entre les soufis et les salafistes. Ils savent que les salafistes sont financés, soutenus et manipulés par les Saoud, qui tiennent sous leur coupe le régime de Trump. Il y a donc un double régime : celui de Donald Trump, complètement criminel et dépendant de l’Arabie saoudite, et celui des militaires, qui n’ont aucune envie de partir en guerre. Leur obsession est de bloquer l’expansion de la Chine et ils sont terrifiés par les guerres cybernétiques avec la Russie. Je ne pense pas non plus que les Iraniens aient intérêt à se lancer dans une aventure militaire.

Pensez-vous que l’économie s’achemine vers une « démondialisation » ?

Beaucoup d’éléments nous obligent à dire qu’il y a une sorte de démondialisation graduelle et lente. Une « slowbalisation ». L’économie mondiale se fragmente depuis la crise de 2008, et les conflits commerciaux vont évidemment accélérer ce phénomène.

Craignez-vous, comme beaucoup d’économistes, l’éclatement d’une nouvelle crise mondiale ?

Il me paraît clair que tout ceci se terminera un jour ou l’autre par une crise. Mais elle sera très différente de celles que nous avons connues, et j’espère surtout que cela arrivera après Donald Trump. Je vois deux scénarios principaux. Il est possible qu’une crise survienne rapidement, dans les deux ans peut-être, si les guerres commerciales dégénéraient en crise financière. Si l’accord avec la Chine échoue et que Donald Trump met ses menaces à exécution, ce sera inévitable. Il faut aussi s’attendre à une autre crise, au milieu des années 2020 : la crise écologique, qui sera elle aussi financière. La « bulle de carbone » va éclater et tous les secteurs responsables du réchauffement climatique s’effondreront. Non seulement le secteur pétrolier, mais aussi la construction, le transport, l’élevage, etc. C’est toute l’économie qui sera touchée par cette transition accélérée, parce que nous avons déjà attendu au-delà de la dernière minute.

Tous ces phénomènes s’inscrivent dans des cycles longs de l’économie. Nous mettrons donc un siècle à mesurer l’impact des années Trump, car il aura incontestablement accéléré ces deux crises.

Le néolibéralisme à l’américaine est en voie d’extinction car il ne marche plus. Et Donald Trump accélère ce processus en détruisant l’administration états-unienne, déjà fragilisée, et en mettant à la tête des ministères les grands ennemis des institutions : un climatosceptique au ministère de l’Environnement, un ennemi des politiques énergétiques à l’énergie. C’est sans précédent.

L’extraterritorialité de la justice américaine est utilisée de plus en plus agressivement par les États-Unis (voir encadré) : quelles conséquences cela peut-il avoir ?

L’extraterritorialité a toujours existé, mais, avec la globalisation, les domaines d’application potentiels deviennent énormes. La prégnance du dollar comme monnaie internationale permet aux États-Unis d’imposer des sanctions à n’importe qui. Ils ont toujours hésité à le faire, mais Donald Trump le fait sans aucune vergogne. C’est le « soft power » américain qui s’effrite. Tout le monde détestait les États-Unis, mais acceptait de jouer ce jeu. Désormais, en étant agressif, Donald Trump provoque des réactions comme celle de la France, qui réfléchit à un système de paiement international indépendant du dollar. Le problème fondamental, c’est qu’il n’existe aucun cadre international pour gérer la globalisation. Il faut donc le créer afin que tous ces conflits sur l’application des lois nationales ou internationales soient réglés.

Quel est votre pronostic pour la présidentielle de 2020 ?

Je pense que la gauche va gagner – une vraie gauche, jeune, innovatrice, avec un sens politique. Donald Trump compte sur une base électorale totalement sous contrôle, suffisamment large pour faire la différence, avec laquelle il entretient un rapport très personnel, comme dans les dictatures originelles. Cette base est fascinée par la dialectique de la tension contre « les ennemis », les élites, la gauche, le multiculturalisme… Ce qui incite Donald Trump à poursuivre sa fuite en avant. Mais, en faisant cela, il a électrisé le débat politique. Habituellement, en effet, les États-uniens se moquent de la politique : ils sont davantage dans les contraintes du quotidien, leur travail… Aujourd’hui, ils sont obsédés par elle. Et cela profite également à la gauche. D’autant que le populisme de droite de Donald Trump facilite la tâche aux Démocrates (Elizabeth Warren, Kamala Harris, Pete Buttigieg, Cory Booker, Joe Biden ou Bernie Sanders, notamment) pour un populisme de gauche.

Il y aura une bataille pour attirer le vote de l’ancienne classe ouvrière aujourd’hui désindustrialisée, convertie au protectionnisme. Ce vivier a joué un rôle immense en 2016, notamment dans des États cruciaux dans le cadre du système électoral (Ohio, Pennsylvanie, etc.). Trump a commis selon moi une énorme erreur en faisant imploser l’« Obamacare » [le système d’assurance maladie NDLR] et en ne prenant aucune mesure, même modérée, pour le climat. Car les Américains ont peur du réchauffement climatique à cause des catastrophes qui arrivent aux États-Unis et de la montée des eaux qui risque de faire disparaître Miami et une partie de New York !

Robert Guttmann Professeur d’économie à l’université Hofstra de New York et à Paris-XIII.


Chronologie d’une fuite en avant

• Mars 2018 : La guerre est déclarée

Lorsqu’un pays [les États-Unis] perd des milliards de dollars dans ses relations commerciales avec pratiquement tous les pays partenaires, les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner

(Twitter, 1er mars). Donald Trump impose des droits de douane sur l’acier (25 %) et l’aluminium (10 %).

• 22 mars 2018 : La Chine dans le viseur

« Un mémorandum ciblant l’agression économique de la Chine » est signé par Donald Trump, assorti de taxes douanières. Pékin réplique avec une taxe sur 128 produits américains.

• 6 juillet 2018 : Nouvelle guerre avec la Chine

Washington instaure une nouvelle taxe à 25 % contre 818 produits chinois et Donald Trump y ajoute de nouvelles menaces, rapidement suivies d’effets. Les ventes des équipementiers chinois Huawei et ZTE, accusés d’espionnage, sont restreintes aux États-Unis. Pékin riposte avec plusieurs hausses consécutives de droits de douane et saisit l’OMC. La Russie introduit à son tour des surtaxes sur les produits états-uniens.

• 25 juillet 2018 : Trêve avec l’UE

Donald Trump et Jean-Claude Juncker annoncent un accord sur les échanges commerciaux et annulent les taxes prévues.

• Décembre 2018 : ****L’apaisement

Donald Trump et Xi Jimping déclarent une trêve de trois mois sur les hausses de taxes.

• Mai 2019 : ****La fuite en avant

Je pense que la Chine a senti qu’elle s’était fait battre de manière si grave dans la récente négociation qu’elle pourrait préférer attendre la prochaine élection […] et voir un démocrate gagner… Le problème est qu’ils savent que je vais la gagner.

(Twitter, 12 mai).

Malgré des négociations encore en cours, l’agressivité de Donald Trump monte d’un cran.

Huawei est interdit aux États-Unis et 200 milliards de droits de douane nouveaux sont instaurés contre la Chine et l’Inde. Des menaces sont également agitées contre le Mexique s’il ne durcit pas ses contrôles sur les migrants.

• Juin 2019 : ****Légère accalmie

Un accord est trouvé avec le Mexique, qui renforce ses contrôles aux frontières. Les hausses de taxes américaines sont annulées. La Chine et l’Inde montent en revanche leurs droits de douane en représailles.

• 22 juin 2019 : ****Bruit de bottes ****sur l’Iran

Nous mettrons en place des sanctions supplémentaires majeures contre l’Iran lundi.

Tweet de Donald Trump en réaction à la frappe iranienne contre un drone états-unien. L’origine des sabotages et attaques qui ont endommagé 6 navires les 12 mai et 13 juin en mer d’Oman reste inconnue, mais les Américains accusent l’armée iranienne, qui nie formellement.

• Bientôt : En marge du G20 d’Osaka, les 28 et 29 juin, les États-Unis et la Chine doivent avancer sur un projet d’accord qui semble fragile.


La justice comme arme de guerre

Toute entreprise, partout dans le monde, doit répondre aux exigences des lois américaines dès lors qu’elle possède des actions cotées sur une bourse états-unienne ou qu’elle utilise le dollar comme monnaie d’échange. Ce principe d’« extraterritorialité » du droit américain, qui offre à Washing­ton un pouvoir sans équivalent, est utilisé de manière de plus en plus belliqueuse depuis dix ans, et plus encore depuis l’élection de Donald Trump. Il lui sert à fomenter des « attaques ciblées » contre des multinationales concurrentes d’entreprises américaines, selon les renseignements français (DGSI), et à assécher toute forme de commerce avec l’Iran en menaçant ses partenaires. En 2014, le surpuissant département de la justice a ainsi condamné Alstom pour corruption en Indonésie. Pour éponger une amende de 772 millions de dollars, le fleuron industriel français a dû vendre sa branche énergie à l’américain General Electric. Et ce sont désormais Areva, Airbus et Lafarge qui seraient visés par des enquêtes. La France et l’Europe ont mis en place un système parallèle s’apparentant à du troc pour s’affranchir du dollar, mais il reste pour l’heure inopérant.

Monde
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