À Bobigny, des cœurs-de-bœuf au cœur des tours

Les habitants de la cité du Chemin Vert cultivent un jardin partagé soutenu par la ville. Pour leur consommation mais surtout pour le plaisir. Reportage.

• 24 juillet 2019 abonné·es
À Bobigny, des cœurs-de-bœuf au cœur des tours
© photo : Une quinzaine de résidents font pousser tomates, haricots verts, pommes de terre, etc. dans une atmosphère conviviale. crédit : Nadia Sweeny

Le soleil du mois de juillet tape fort au milieu des immenses tours de la cité du Chemin Vert, à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Derrière le centre commercial et un dédale de béton, coincé entre le jardin d’enfants coloré et les grilles du parking souterrain, un lopin de terre est cultivé par une quinzaine de résidents. Des parcelles, délimitées par des planches bien assemblées, sont disséminées sur quelques dizaines de mètres carrés, le tout entouré de grillage vert et de quelques décorations en bois peint.

Nelly, 60 ans, habitante du Chemin Vert, se penche pour raccommoder délicatement l’accroche qui maintient un pied de tomate émergeant d’une botte de paille. « Je viens tous les jours depuis l’année dernière ! » lance-t-elle. Elle retrouve Ghislaine, venue de la cité ­Salvador-Allende, à quelques rues d’ici, et d’autres habitants des quartiers alentour. Tat Minh, 71 ans, habite l’une des tours qui surplombent le jardin. « Je faisais déjà du jardinage chez moi, alors, quand la ville a créé ça l’année dernière, je suis venu. J’ai planté les potirons et les tomates cœur-de-bœuf », raconte-t-il fièrement. Hypermotivé, il s’est déjà saisi de la brouette et fonce de l’autre côté de la cité pour rapporter de la terre. Objectif : butter les pommes de terre. Pas encore pour en faire une fricassée mais bien pour les faire prospérer. « Faites remonter la terre le long de la tige pour que de nouvelles racines poussent », lance Christophe, l’animateur.

Si tout le matériel est mis à disposition par la Semeco – entreprise d’économie mixte qui gère les dalles, espaces verts et parkings du centre-ville de Bobigny –, l’animateur est envoyé par la Sauge – « Société d’agriculture urbaine généreuse et engagée » –, l’association qui accompagne plusieurs jardins dans la commune. « On vient en soutien, on apporte notre savoir-faire et nos solutions pour permettre aux habitants de développer leur jardin partagé », explique Aurore, spécialiste de l’agriculture urbaine, permanente à l’association. La Sauge a été fondée il y a quatre ans par Antoine Devins, ingénieur agronome spécialisé dans l’agriculture urbaine, et Swen Déral, ancien directeur financier de La Ruche qui dit oui ! L’ambition : faire revenir de l’agricole dans l’urbain.

« J’ai été choqué de voir à quel point les gens, en ville, consomment n’importe quoi », explique Antoine, attablé à l’ombre sur la friche industrielle de plus de 3 000 mètres carrés que l’association occupe à Bobigny. Ici, la Sauge a créé une ferme urbaine et fait pousser toutes sortes de légumes et autres plantes, vend des semis, teste des techniques comme des systèmes d’hydroponie (agriculture hors-sol) ou encore les fameuses bottes de paille dans lesquelles poussent des tomates au Chemin Vert. « On y met de la drêche (1) de bière qu’on récupère localement chez un brasseur de Pantin, explique Aurore. Avec l’eau de l’arrosage, ça se dissémine dans la botte de paille : c’est très efficace pour les plantations. »

Ces techniques sont exportées dans les jardins partagés. Mais le projet sur la friche de Bobigny s’achève bientôt : le ­terrain va être construit. La Sauge continuera d’accompagner les jardins locaux, puis se développera à Aubervilliers, non loin de là, ainsi qu’à Nantes, où elle a remporté des appels à projets. Pour Antoine Devins, « soit tu changes la pratique des producteurs et tu deviens lobbyiste à Bruxelles, soit tu changes celle des consommateurs »… et tu vas les chercher où ils sont.

« Fait avec amour »

Même si, d’après une étude de la Société nationale d’horticulture de France, les potagers peuvent permettre des économies « en moyenne proches de 1 500 euros par an », au Chemin Vert, l’objectif premier n’est pas la production. « C’est un tel plaisir de voir pousser ce qu’on a planté », sourit Tat Minh. « L’année dernière, on a récolté dix kilos de pommes de terre », annonce Jeanine, venue avec son grand fils, atteint de handicap. Nelly nuance : « Ce n’était pas autant, mais qu’est-ce que c’était bon ! Elles étaient tendres et moins sèches qu’au marché. Bien meilleures : les pommes de terre du jardin, c’est fait avec amour ! »

Si la quantité récoltée importe peu, selon une étude d’universitaires sur un groupe de jardinières des quartiers Nord de Marseille, il y aurait tout de même une corrélation entre le fait de jardiner et la quantité de légumes consommée par ailleurs. Nicole Darmon, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), développe deux hypothèses : « Soit le fait de jardiner agit indirectement, par le fait notamment d’être au contact avec la nature, soit c’est l’inverse : c’est parce qu’elles étaient déjà sensibilisées et qu’elles achetaient déjà plus de légumes que les personnes participent au jardin (2). »

À ce jour, aucune travail de recherche ne permet de confirmer scientifiquement l’une ou l’autre hypothèse. Mais ce que Nicole Darmon et ses collègues ont clairement démontré dans leur étude marseillaise, c’est que « les produits potagers du jardin sont caractérisés par leur forte valeur culturelle et symbolique, en particulier par la fierté et l’estime de soi générées par le don, le partage et la transformation culinaire de ce que l’on a fait pousser ».

Made in Bobigny

Armand, 57 ans, habitant d’une cité voisine, est de passage au Chemin Vert pour dire bonjour aux copains. Depuis quelques mois, il a une parcelle dans le jardin partagé d’Acti’ville, une association qui veut recréer du lien social, mais où l’eau manque. Pendant sa visite, il découvre avec stupeur un petit coin de terre squatté sans autorisation par un mystérieux jardinier. « Il est super, ce potager ! » s’exclame-t-il. Herbes aromatiques, tomates, moutarde, menthe, pommes de terre… Après une petite enquête auprès des jeunes du quartier, le mystère est levé : « C’est Zoulou : tous les matins il est là, il s’occupe de ses légumes. »

Dimanche, 10 h 30, l’homme est effectivement en bas de sa tour, jogging noir, clope au bec, un petit chat errant toujours derrière lui, admirant avec une certaine fierté les légumes qui prennent forme un peu partout, à côté du potager « officiel », mais aussi dans les énormes bacs en béton pour les fleurs qui entourent les dalles de la cité. « J’ai voulu aller dans le jardin partagé, mais il n’y a plus d’espace, et puis il faut se mettre dans des associations et tout… Alors, j’ai enlevé les rosiers des bacs, je les ai donnés aux habitants et j’y ai planté des légumes. »

Zoulou s’appelle en réalité Sofiane. Il a 36 ans et accomplit de manière irrégulière des missions d’intérim. Sensibilisé par une activité de jardinage à l’école de ses enfants et poussé par l’ennui, l’homme a commencé par des tests chez lui : des tomates et des fraises. Il a enchaîné dans un bac en bas de son immeuble grisâtre. Puis deux, trois… En quelques mois, pas moins de cinq bacs regorgent de cornichons, de carottes, de poireaux, de radis, de potirons. Les haricots s’enroulent autour de tuteurs artisanaux reliés par des fils sur lesquels ils peuvent se suspendre. Il a même laissé les étiquettes de ses semis pour que chacun sache ce qui est planté. « Ce potager, c’est pour la cité, affirme le jardinier. Les gens peuvent se servir. Ils cueillent et mangent les légumes, ils font des salades, des plats… Une fois, le marché était fermé, certains sont venus ici ! »

Farid, 35 ans, un ami du quartier, vient lui filer un coup de main : « Pendant le ramadan, les herbes aromatiques ont eu un succès fou ! » Farid s’est amouraché d’un énorme navet. « Celui-là, c’est mon navet, s’enorgueillit-il, c’est moi qui l’ai semé et je n’en reviens pas comme il est gros : je veux voir jusqu’où il va grossir… Mais je pense que quelqu’un va le cueillir bientôt, il est trop attirant ! »

Pour se perfectionner, Sofiane et son comparse regardent des tutoriels sur Internet. « Maintenant, dans mon historique de vidéos Youtube, j’ai seulement “mon potager plaisir”, sourit Sofiane. J’ai même snapé [partagé sur le réseau social Snapchat] ma première récolte, et ma femme a fait une salade. Mes filles aiment beaucoup les fraises. » L’une d’entre elles, Délia, 10 ans, veut aussi faire son bac à légumes. Elle a commencé discrètement, dans un autre coin de la cité, avec ses copines du quartier. Comme quoi, le goût pour la nature, ça essaime.


(1) La drêche est un résidu de brassage des céréales (orge, blé ou maïs).

(2) « Des jardins partagés dans les quartiers d’habitat social : un moyen de repenser les pratiques alimentaires ? », Nicole Darmon et al., Inra, « Working Paper Moisa », 2/2018.