Le droit de l’État contre l’État de droit

Du 5 au 7 juillet se tient le premier Festival des idées à La Charité-sur-Loire. Invité, Politis y défendra son engagement pour les libertés, publiques et individuelles.

Pouria Amirshahi  • 3 juillet 2019
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Le droit de l’État contre l’État de droit
© crédit photo : THIERRY ZOCCOLAN/AFP

F aire tomber les murs », voilà l’audacieuse intention des organisateurs du Festival des idées, qui, entre quarante ateliers, ont déjà réussi à réunir Manon Aubry de LFI et Raphaël Glucksmann pour le PS, aux côtés de Julien Bayou (EELV) et de Ian Brossat (PCF). Ont-ils compris que personne ne gagne seul, enfin ? Quoi qu’il en soit, un début de dialogue indispensable entre partis politiques du même camp, même si, pour construire l’avenir, c’est d’abord vers la société qu’il convient de se tourner. Celle-ci est donc conviée à discuter des solutions, souvent déjà à l’œuvre sur le terrain, dans tous les domaines qui nous intéressent : du bon usage des technologies aux dispositifs de transition énergétique dans certaines collectivités en passant par les expérimentations « Territoire zéro chômeur de longue durée ». Les militants associatifs, les syndicalistes et les chercheurs nourriront ce programme foisonnant.

Bonne démarche, donc, même si, aux côtés de gilets jaunes comme Priscillia Ludosky, il manque encore des acteurs essentiels des luttes d’aujourd’hui, qu’il s’agisse des jeunes vendredistes pour le climat ou des nouveaux militants des quartiers, dont Assa Traoré, Amal Bentounsi ou Youcef Brakni sont désormais les figures de proue. Sans eux et d’autres à la barre de la reconquête politique, la gauche (pour peu qu’on veuille s’accepter de ce camp-là) n’ira pas aussi loin qu’il le faudrait. Pour sa part, Politis sera de toutes les initiatives non sectaires, œuvrant utilement pour ces mises en communs. Pour reprendre les mots de Jaurès dans son premier éditorial de L’Humanité, le 18 avril 1904 : « C’est cette union que tous ici, dans ce journal, nous voulons travailler. » Soucieux de notre indépendance et d’une information fiable et de qualité, nous restons pleinement engagés pour l’égalité sociale, la démocratie, l’humanisme et l’écologie.

Avec d’autres titres (voir ci-dessous), Politis prendra part aux échanges à La Charité-sur-Loire (Nièvre), et il a choisi, pour sa « carte blanche », d’interpeller sur ce paradoxe : même dans le camp des progressistes, c’est-à-dire le nôtre, la liberté est la valeur qui semble la moins défendue. S’indignant facilement de ce qui se passe ailleurs dans le monde, y compris en Europe, peu de voix s’inquiètent de la grave dérive française. L’accommodement est à la mode – pour notre plus grand malheur si cela continue.

En matière de recul des libertés, la France n’est toujours pas sortie du sarkozysme. L’actuel quinquennat et le précédent ont largement renforcé la doctrine sécuritaire que le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy avait forgée avant de présider la République de 2007 à 2012. Dix ans de règne dont l’empreinte marque encore les politiques d’ordre et de sécurité, de contrôle et de surveillance toujours plus répressives, au détriment des libertés individuelles et publiques.

Au lieu de d’améliorer les moyens d’enquêtes, d’instructions et même de renseignements, ce mouvement se traduit d’abord par le renforcement des pouvoirs de l’exécutif (via les préfets) et de la police, tous corps confondus, au détriment de la protection des citoyens soumis à l’arbitraire : pouvoir d’arrêter des passants « aux abords immédiats » d’une manifestation ; pouvoir d’interpeller sur la base de « comportements » et non plus des « activités suspectes » ; pouvoir de mettre sur écoute des « entourages » sans qu’on sache s’il s’agit d’un membre de la famille, d’une voisine ou d’un commerçant du quartier. Pire, on n’appréhende plus sur la base de faits, ni même seulement d’une intention rendue crédible par une enquête, mais désormais sur la base d’une « intention supposée ». Chaque fois, c’est la police qui – couverte par sa hiérarchie – décide, toujours a priori et sans jamais avoir besoin de se justifier par autre chose que l’invocation des lois les plus récentes et d’obscures « notes blanches » justifiant les abus de pouvoir.

Avec un suréquipement et un arsenal d’armes inouïs et sans doute inégalés en Europe, les policiers français ont désormais la bride lâchée ; les lycéens d’Arago, les syndicalistes du 1er Mai, les journalistes et photoreporters et les gilets jaunes en savent quelque chose, que les migrants et les Noirs et Maghrébins de France connaissent depuis longtemps. De plus en plus de citoyens non-violents et non dangereux connaissent à leur tour le goût du bâton. Ils et elles savent aussi ce que produit l’extension du domaine de la privation de liberté, lorsque les gardes à vue se prolongent démesurément, que les avocats sont priés d’attendre que leurs clients soient passés au tamis des dispositifs « préventifs » voulus par l’état d’urgence de 2015, puis consacrés par la loi de 2017, « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ».

Car c’est bien au nom de cette lutte que s’est installé, et perfectionné loi après loi, un délire administratif et policier – depuis la « légitime défense des policiers (1) » jusqu’au dessaisissement quasi systématique du juge judiciaire au profit de l’autorité administrative. Très tôt, en 2015, on a pourtant vu que ces « lois scélérates »(comme le disait Blum des lois anti-anarchistes de 1894) permettent la répression de tous : on peut citer, à titre d’exemple, l’interpellation préventive de militants écologistes en 2015 (marche pour le climat lors du sommet de Paris). Le message est clair : il faudrait accepter la restriction des libertés publiques et individuelles (déjà, le droit de manifester…) pour laisser les policiers conduire leur tâche antiterroriste. La mission de police supplante toutes les autres dans une démocratie qui n’en est plus tout à fait une, sans qu’elle ait, encore, vraiment basculé dans le régime autoritaire. Mais les militants ne sont plus seuls à subir la violence d’État, même sans matraque. En témoignent les gardes à vue et/ou les plaintes contre des journalistes au nom de l’intérêt supérieur de l’État et de la protection du secret-défense : en 2014 déjà, Jean-Yves Le Drian portait plainte contre nos confrères du Monde et le journaliste Guillaume Dasquié. L’accélération répressive spectaculaire de ces derniers mois confirme toutes nos inquiétudes face à un champ politique qui consacre le droit de l’État plutôt que l’État de droit.

Pire encore, l’habitude du discours et de l’impératif sécuritaires s’est installée, l’exception est devenue normalité pour s’étendre à tout le champ du droit, bien au-delà de l’enjeu antiterroriste. Ainsi de la loi sur la protection du secret des affaires (2), pour ne citer qu’elle, ou encore de la tentative de perquisition des locaux de Mediapart (3).

Dans la période, il nous revient d’écouter les voix trop rares et précieuses qui, de Jacques Toubon à Jean-Marie Delarue, préviennent du risque : au nom de la sécurité, toutes nos libertés sont menacées (4).

En entendant Charles de Courson, député UDI de la Marne, mettre en garde contre le risque vichyssois lors du débat parlementaire sur la loi anticasseurs (5), nous nous sommes souvenus de ceux qui l’avaient précédé, dans la dernière législature, eux aussi peu nombreux au moment de la loi sur le renseignement (2014), de celle sur l’état d’urgence (2015) ou de celle sur le renforcement des pouvoirs de police (2017). En 2015, déjà : « Ceux qui ont ouvert cette grande parenthèse sécuritaire ne voudront pas la refermer, je le crains. C’est pourquoi la société doit rester mobilisée et les démocrates intransigeants […]. Oui, ces dispositions entre les mains des formations politiques les plus autoritaires, et encore plus quand elles sont teintées de xénophobie, [sont] évidemment [dangereuses]. Oui, le risque est réel et sérieux. Surtout quand on nous dit que “l’extrême droite est aux portes du pouvoir en France” (6)_. »_

Depuis, pour nos ministres de l’Intérieur, la liste s’est hélas allongée des « ennemis » de la République. Mais qui sont les ennemis de la République ? Une minorité violente qui s’en prend aux abribus et aux policiers, ou des républicains qui commettent eux-mêmes des lois liberticides ? Reprenons ces mots de Michaël Fœssel (7), soucieux de « mettre en garde contre les mesures prises pour défendre la démocratie et qui, dans les faits, risquent de la mettre à terre. Lors du procès de Pétain, les avocats du vieux maréchal auront beau jeu de rappeler […] la série de décrets-lois adoptés par les gouvernements de la IIIe République et où le régime de Vichy se contentera de puiser au cours des premières années de son exercice […]. Autant de facilités juridiques dont le gouvernement de Vichy fera usage dans sa traque des réfugiés et des résistants ». Et pour les camps d’internement.

Puisqu’il s’agit de « ré-unir » la gauche sur l’essentiel, voilà une cause que nous soumettons volontiers au Festival des idées.


(1) Loi du 28 février 2017.

(2) Loi du 30 juillet 2018.

(3) Le 4 février 2019.

(4) Entretien avec Jean-Marie Delarue, président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Le Monde, 30 avril 2019.

(5) Le 30 janvier 2019.

(6) Extrait de mon entretien à Atlantico, le 27 novembre 2015.

(7) Philosophe, auteur de Récidive. 1938 (PUF, 2019), chroniqué dans Politis n° 1547 (4 mars 2019).

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