« Fête de famille », de Cédric Kahn : Le prix de l’originalité

Dans Fête de famille, Cédric Kahn interroge avec nuance le regard porté sur les névroses de groupe et les comportements limites.

Christophe Kantcheff  • 3 septembre 2019 abonné·es
« Fête de famille », de Cédric Kahn : Le prix de l’originalité
© photo : Une œuvre inconfortable servie par des comédiens excellents. crédit : Kris Dewitte

Une voiture pénètre dans le parc d’une belle demeure. Le soleil est radieux. À son bord, Vincent (Cédric Kahn), l’un des deux fils des propriétaires, sa femme et ses deux enfants. L’autre fils, Romain (Vincent Macaigne), est déjà sur place, accompagné de sa énième nouvelle petite amie (Isabel Aimé Gonzalez Sola). On vient fêter l’anniversaire de la maîtresse de maison, Andréa (Catherine Deneuve), qui a auprès d’elle un mari effacé. Les premiers plans confirment ce qu’annonce le titre : il s’agit bien d’un film de famille.

Encore un ! – pourrait-on dire – avec ses figures imposées, d’un naturalisme vu et revu : ces réunions d’abord enjouées, puis tournant vinaigre pour terminer dans un règlement de comptes ­sanglant. Mais il n’en est rien. Le nouveau film de Cédric Kahn, après les très réussis Vie sauvage (2014) et La Prière (2018), n’est pas un objet rebattu. Plus exactement, il prend en compte ce qui constitue l’une des caractéristiques de la famille : les névroses qu’elle engendre. Et il les pousse à leurs limites, là où on ne sait plus très bien s’il y a déviance ou pas, démence ou pas. Il y aurait donc erreur à identifier trop vite ce film, qui distille a priori quelques signes reconnaissables, mais prend vite un tour beaucoup plus riche et complexe.

L’agent de perturbation se nomme Claire (Emmanuelle Bercot). Elle est la fille d’Andréa et du premier mari de celle-ci, décédé depuis longtemps – il s’est suicidé. Vivant depuis trois ans en Floride, Claire crée la surprise en revenant pour la première fois au domicile familial, où elle a laissé sa propre fille (Luana Bajrami), qui la rejette. Vincent va chercher Claire dans la ville voisine, tandis qu’un orage vient d’éclater. Sa première apparition à l’écran est éloquente : sous une pluie battante, détrempée, elle attend dans le recoin d’une porte, et quand elle veut se saisir de ses bagages, elle les fait tous tomber. Puis elle éclate en sanglots dans la voiture. Pas la grande forme !

On a d’abord peu de doutes sur l’état de Claire. Outre sa piteuse arrivée, elle a un comportement étrange : par exemple, elle sort de ses affaires des bijoux qu’elle considère comme un trésor, qu’elle cache derrière des livres de la bibliothèque familiale. Elle se plaint aussi du traitement que lui a réservé son mari aux États-Unis, qui semblait au début pourtant bien gentil (est-ce par association qu’elle se met à lire Une vie, de Maupassant ?). Mais les siens passent un coup de fil outre-Atlantique et ont davantage confiance dans les propos inquiets du mari, qui décrit une Claire fortement perturbée.

Arrive alors la scène attendue du repas, avec ses discussions à risque. S’il y est soudain question d’un héritage, sa destination n’a rien de classique. Les 200 000 euros légués à Claire à la mort de son père, elle les a prêtés à sa mère et à son beau-père, d’apparence bourgeoise mais peu fortunés, pour acheter la propriété qui les abrite. Sans être jamais remboursée. Elle demande à récupérer cette somme et plaide pour que la maison soit vendue. Claire brise le charme en réclamant son dû. En même temps, elle dévoile une situation économique peu banale, moralement discutable, confirmée par les propos des uns et des autres.

Et voilà que le regard porté par le spectateur sur les personnages commence à fluctuer – là est une des grandes forces de Fête de famille. Non que l’on soupçonnerait que Claire est en réalité la victime de sa famille. Mais on commence à constater qu’il y a aussi de la raison chez Claire, quand il y a de la déraison chez sa mère, adepte de la méthode Coué, et chez ses frères, y compris Vincent, dont l’esprit trop cartésien passe à côté de beaucoup de choses. On les entend aussi évoquer un soir où Claire a été admise aux urgences psychiatriques de Sainte-Anne. Elle a été libérée le lendemain parce qu’elle aurait « embrouillé » les médecins. Est-ce possible ? Croient-ils vraiment à cela ? Ou bien Claire n’est-elle peut-être pas aussi « folle » ?

Il peut aussi paraître surprenant que Cédric Kahn ait introduit de l’humour dans cette histoire. Par exemple, quand Claire fait visiter la maison à un agent immobilier, convoqué par ses soins pour estimer la maison, elle se jette de lit en lit au fil des chambres traversées. Ce type d’originalité souriante atténue ce qu’il y a d’inquiétant chez la jeune femme. Au contraire, l’épisode loufoque de la virée en voiture de Romain et sa petite amie, Rosita, montre les côtés irresponsables et inconséquents de celui-ci. La drogue et l’alcool que consomme alors Rosita ont au moins la vertu de la détendre. Car, sinon, elle étouffe dans cette famille aux névroses généreuses, sinon exubérantes.

Le point d’équivalence n’est pas forcément atteint entre une famille qui serait déviante et un de ses membres qui serait « border­line », selon le terme employé par Cédric Kahn dans le dossier de presse pour qualifier Claire. Mais, si celle-ci en vient à commettre des actes limites, comme celui de se frapper plusieurs fois violemment la tête contre une table, c’est au moment où ses deux frères commencent à se battre.

Fête de famille est décidément une œuvre bien inconfortable – donc précieuse, quand tant de films ne veulent pas déranger – servie par des comédiens excellents, dont Emmanuelle Bercot, particulièrement bluffante dans ce rôle difficile. Il ne conforte pas son spectateur dans un seul point de vue et pose des questions sans fournir de réponses sur le comportement à tenir dans de telles situations. C’est pourquoi, quand s’élève la chanson de Mouloudji, L’Amour, l’amour, l’amour, il n’est pas interdit de l’entendre au premier degré ainsi qu’avec un peu d’ironie…

Cinéma
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