Une histoire politique des spectres

Sommes-nous plus hantés qu’avant ? La démarche historique peut relativiser le pullulement actuel des fantômes dans la culture populaire.

Caroline Callard  • 1 octobre 2019 abonné·es
Une histoire politique des spectres
© photo : Malgré l’absence de preuves de l’existence des esprits, la croyance a des effets bien réels. crédit : Evelyne Boyard/Biosphoto/AFP

En cette année 2019, les fantômes prennent leurs aises : l’essayiste Michaël Fœssel se déclare « hanté par les spectres de 1938 » ; l’écrivain espagnol Manuel Vilas choisit leur compagnie dans le magnifique Ordesa ; au cinéma, Stéphane Batut donne corps à la relation amoureuse humain-fantôme (Vif-argent) ; quant aux séries, les revenants y sont de retour au rythme des saisons. Ces exemples cueillis au petit bonheur ne rendent pas justice à l’ampleur du phénomène. Les fantômes sont là depuis un certain temps, au point que d’aucuns ont voulu y voir, dans le sillage de Jacques Derrida, la marque de notre contemporain : notre actuelle modernité (ou postmodernité) résiderait dans notre psychologie de « hantés ». Pour le philosophe canadien Jean-François Hamel, notre rapport au passé et à l’histoire serait spectral en ce que nous connaissons l’importance vitale du revenant (il faut bien que quelque chose soit transmis) et les risques de sa présence. Le pullulement des fantômes dans la production culturelle en est le symptôme, mais signale aussi nos efforts pour régler notre commerce avec ces compagnons envahissants.

Dans ce chorus, l’historien peut faire entendre sa ritournelle. À première vue, pourtant, les fantômes des périodes anciennes ne ressemblent pas aux nôtres : nous pensons qu’ils baignaient dans le merveilleux de communautés « qui y croyaient », tandis que les nôtres exigent pour exister un certain nombre de transpositions : savantes, poétiques, métaphoriques. Cependant, à bien y regarder, la situation semble plus compliquée et, pour qui considère le travail de l’historien comme une façon d’éloigner le proche et de rapprocher le lointain, le spectre est un objet idéal.

Soit, par exemple, la question si familière des maisons hantées. Elle tarabuste les juristes dès le XVIe siècle : ils se demandent si on peut rompre un bail avant le terme échu pour cause d’« infestation d’esprits ». Durant près d’un siècle, magistrats, avocats et théoriciens du droit interrogent la jurisprudence, expédient sur place des experts chargés de recueillir les traces des esprits frappeurs. S’ils mettent rarement en doute l’existence des revenants, ils s’interrogent cependant sur la légitimité d’un cas non prévu par le droit romain, qui semblerait plutôt concerner l’Église, et qui bute sur l’établissement des preuves. Or, glissant de la question de la présence réelle ou non des fantômes, ils en viennent à considérer les effets bien observables de la croyance : décote due à la stigmatisation de la propriété, limites du droit des contrats, etc. Ce qui pourrait apparaître comme un archaïsme les met sur la piste d’une conception anthropologique « moderne » du fait juridique : l’existence de spectres n’a pas besoin d’être prouvée ; ce qui compte, c’est le fait que l’on croit la maison hantée et les effets de cette croyance. La question disparaît dans le dernier tiers du XVIIe siècle, butant sur l’établissement de la preuve au temps de la « révolution scientifique », mais elle ressurgira vers la fin du XIXe.

Les fantômes qui apparaissent dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles sont les témoins de crises majeures : mortalités récurrentes engendrées notamment par les cycles de peste, angoisses religieuses nées du schisme protestant, fragmentations politiques accompagnant les guerres civiles, etc. Dans ce paysage ravagé, les spectres donnent corps à la peur des contemporains mais secondent aussi leur courage : un ami défunt console son ancien condisciple sur le pont d’un bateau, au milieu des périls de la circumnavigation toute neuve ; un mari mort « retourne » réconforter sa femme, accusée de sorcellerie, dans sa prison ; une tante oubliée secourt sa nièce sur le point d’accoucher en ce moment si critique alors pour la vie des femmes, etc. Les apparitions ordinaires des périodes anciennes ne sont donc pas vouées au seul effroi diabolique de ténébreuses superstitions. Les pouvoirs civils et religieux ne restent pas non plus insensibles à ces pouvoirs et cherchent à les contrôler : en France, Henri IV est adoubé par le spectre du Grand Veneur de Fontainebleau, chef d’une chasse invisible, tandis qu’un peu plus tard, en Angleterre, le roi décapité hante les libelles qui s’échangent passionnément dans le Londres cromwellien. Il existe une histoire politique des spectres.

On peut ainsi tenter de faire l’histoire avec les fantômes, avec ce qu’on leur fait faire et ce qu’ils font. Un peu chasseur de fantômes et un peu médium, quelque part entre Bill Murray (Ghostbusters) et Whoopi Goldberg (Ghost), l’historien des périodes anciennes peut de la sorte contribuer à considérer avec plus de sérénité ce qu’est un rapport anarchique au temps. 

Caroline Callard est directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Auteure du livre Le temps des fantômes. Spectralités de l’âge moderne (XVIe-XVIIe siècle), Fayard, 384 pages, 23 euros.


Arlette Farge ressuscite le XVIIIe siècle

« Comment saisir les vies oubliées, celles dont on ne sait rien ? », c’est la question de beaucoup d’historiens qui ont à cœur de ne pas cantonner leur travail à l’histoire des puissants. C’est aussi le projet d’une collection dirigée par Clémentine Vidal-Naquet et inaugurée par l’historienne Arlette Farge, spécialiste du XVIIIe siècle, pionnière de l’écriture intime des histoires émanant du « désordre des archives ».

Ce premier opus propose de se laisser porter par ces « vies oubliées » au gré des traces (lettres, poésies, billets, notes de frais, jugements, etc.) glanées au fil des cartons dépouillés. On y chemine au sein d’un collage de tranches de vie d’anonymes, entre amours, drames, travail, vie familiale et luttes. Et de cet assemblage désarticulé émerge la compréhension de la société. Laurence De Cock et Mathilde Larrère

Vies oubliées. Au cœur du XVIIIe siècle, Arlette Farge, La Découverte, coll. « À la source », 304 pages, 18 euros.

Idées
Temps de lecture : 5 minutes

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