Artsakh : « Mes racines sont sous mes pieds »

Peuplée d’Arméniens et enclavée en Azerbaïdjan, la république autoproclamée d’Artsakh (Haut-Karabagh) intensifie la mobilisation pour sa reconnaissance, alors que la paix attend toujours.

Patrick Piro  • 13 novembre 2019 abonné·es
Artsakh : « Mes racines sont sous mes pieds »
© Les élèves du collège Vladimir-Balayan, à Martakert, au nord du Haut-Karabagh, présentent un spectacle de danse à la délégation française venue de Sarcelles.Patrick Piro

Martakert, au nord du Haut-Karabagh. Lidiya Petrosyan, directrice du collège, introduit les visiteurs dans le hall d’accueil. On s’arrête : sur la gauche, un petit enclos aux couleurs vives cerne un jardin intérieur encombré de pots de fleurs. C’est un autel dédié aux héros de la défense du Haut-Karabagh. Leurs portraits sont accrochés au mur, dominés par la figure de Vladimir Balayan, qui a donné son nom à l’école. Une stèle à son effigie se dresse sur la dalle de béton de la cour, défoncée par endroits. Originaire de la région de Martakert, le commandant a été tué au combat en 1992. Le Haut-Karabagh est en guerre, et l’école en fait le rappel à tous les étages, avec drapeaux, armoiries et galerie de photos de combattants.

Le 2 septembre 1991, dans une URSS en cours de dissolution, ce territoire enclavé en Azerbaïdjan déclare son indépendance à la suite d’un référendum local massivement favorable. Très majoritairement peuplé d’Arméniens et proche de l’Arménie, il revendiquait depuis des décennies d’échapper à une tutelle imposée en 1921 par la doctrine stalinienne du morcellement des ethnies au sein des -républiques socialistes soviétiques. L’Azerbaïdjan refuse cette sécession, l’Arménie vole au secours du Haut-Karabagh : les deux pays, en tension attisée depuis 1988 par plusieurs incidents graves, entrent en guerre ouverte. Les hostilités s’achèveront le 16 mai 1994 sur un bilan humain de près de 30 000 morts et par un -cessez-le-feu actant une victoire des forces armées arméniennes. Celles-ci tiennent la majeure partie du Haut-Karabagh ainsi qu’une portion de l’ouest azerbaïdjanais, assurant à la région une continuité territoriale avec l’Arménie ainsi qu’une relative protection aux quelque 150 000 habitants de l’ex-enclave (1).

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En 2006, le territoire se dote d’une constitution républicaine et des institutions d’un régime présidentiel démocratique. Cependant, aucune solution politique ne se dessine en vue de la signature d’un accord de paix définitif entre les deux pays, en dépit de la médiation internationale organisée depuis 1992 par le « groupe de Minsk », coprésidé par la Russie, les États-Unis et la France. Début avril 2016, une brève offensive azerbaïdjanaise rallume même brutalement les hostilités durant quatre jours. Et si la situation militaire est figée depuis, il meurt en moyenne une demi-douzaine de soldats par mois sous les balles des tireurs d’élite postés de part et d’autre de la ligne de contact. Celle-ci passe à trois kilomètres au nord de Martakert, petite ville de 4 500 habitants qui conserve les stigmates d’anciens bombardements.

Ce samedi d’octobre, l’école Vladimir-Balayan reçoit une petite délégation de la ville de Sarcelles. Terre d’accueil de nombreux immigrés arméniens après le génocide déclenché par la Turquie en 1915, cette commune du Val-d’Oise a adopté en 2015 une charte d’amitié avec l’Artsakh : c’est le nouveau nom donné en 2017 par les autorités du Haut-Karabagh à leur république, en souvenir d’une province de l’ancien royaume d’Arménie. La délégation française, menée par le député et ancien maire de Sarcelles François Pupponi (PS), est venue inaugurer la salle informatique de l’école, qu’elle a contribué à doter en matériel. Le maire de Martakert et le responsable de l’éducation du département sont là. Les élèves remettent des bouquets de fleurs et présentent des danses, des chants et des poèmes exaltant la beauté du pays et la mémoire de la patrie. Échange de discours sur l’importance de l’éducation et sur l’avenir de cette jeunesse encore un peu perplexe devant les écrans tout neufs. « La première chose que nous leur enseignons, c’est l’amour de la patrie, affirme la directrice. Et le goût d’apprendre. Ils en veulent toujours plus. »

La guerre semble lointaine alors qu’on sert des coupes de mousseux et qu’Armine Danielyan tranche un gros gâteau bleu. « En 2016, j’ai vu passer des balles au-dessus de ma tête, raconte la toute jeune institutrice, à la pointe de cette mobilisation scolaire. Mais nous sommes nés ici, nous avons grandi ici, et ça nous a rendus plus forts. Je suis plus que jamais convaincue que ce n’est pas à Erevan, à Moscou ou à New York mais bien ici que nous devons continuer à vivre, pour renforcer l’Artsakh. Mes racines sont sous mes pieds. » Son père a pris les armes à l’âge de 14 ans.

À ce jour, l’existence de cette république autoproclamée n’est reconnue que par trois États, eux-mêmes non reconnus au niveau international (la Transnistrie) ou très partiellement (l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud), et par aucun de ceux qui siègent à l’ONU. Les autorités de l’Azerbaïdjan ont averti qu’elles abattraient tout avion qui violerait ce qui continue à être considéré par les organisations internationales comme son espace aérien. Le petit aéroport tout neuf de Stepanakert est donc inutilisable à ce jour. Pour rejoindre la capitale, il faut compter six heures de voiture depuis Erevan à travers les montagnes du Haut-Karabagh, par l’une des deux routes sécurisées par l’armée arménienne. « Malgré tout, il est très important pour les autorités de montrer que l’on peut vivre normalement et libre en Artsakh », souligne le sénateur PCF français Pierre Ouzoulias, qui y a effectué une visite en septembre dernier.

Dans les rues de Stepanakert, au charme discret des villes construites sous l’ère soviétique, déambulent des groupes de jeunes. « Je ne connais personne qui envisage son avenir ailleurs qu’ici », affirme Meriné Balassanian, qui se prépare à devenir esthéticienne. Il suffirait pour cela de se rendre en Arménie, où les Artsakhiotes sont de facto considérés comme des concitoyens à part entière.

Chaque année, à la mi-octobre, le centre-ville de la capitale s’anime avec le Festival des récoltes. Une vaste foire agricole et artisanale comme une autre, n’étaient ces jeunes militaires arméniens qui flânent au milieu de la foule, libérés pour la journée. Le long des étals regorgeant de grenades, de kakis, de pommes et de légumes, les Artsakhiotes venus de tout le pays affirment ne pas vivre dans la peur. « C’est une magnifique journée, et je suis très contente de montrer de quoi l’Artsakh est capable », se réjouit Vartui Meughuitarian derrière ses choux et ses bocaux de légumes fermentés.

L’agriculture est la principale source d’activité de ce pays très peu doté en ressources naturelles, « pas autosuffisant pour l’alimentation, et qui survit très largement grâce à l’Arménie, indique Hovhannès Guévorkian, représentant de la République d’Artsakh en France (2), même si le taux de dépendance économique est passé de 70 % à 43 % en dix ans. » Ashod Megherditchyan, jeune boucher, se dit fier de vendre sa viande à bas prix « à des personnes qui n’ont pas souvent l’occasion de s’en offrir ». Ce festival, qui grandit d’année en année, c’est bon pour l’Artsakh ? « Non, pour le peuple ! » Gohar Arakenyan nous offre spontanément du vin de mûre et des grenades, mais c’est de son fils mort au front en 1992 qu’elle veut parler. « Je ne veux qu’une chose, me battre pour voir l’Artsakh libre ! »

Pour briser leur isolement, les autorités locales mènent une diplomatie « grise » appuyée par la diaspora arménienne. Elles organisaient à Stepanakert, les 10 et 11 octobre, un « Forum des amis de l’Artsakh » qui a réuni quelque 150 délégués venus de 25 États et territoires où des autorités de divers niveaux ont signifié leur reconnaissance de la jeune république. « Il s’agit de démontrer qu’en dépit de la volonté de l’Azerbaïdjan d’isoler l’Artsakh, le pays n’est pas oublié sur la scène internationale », explique Hovhannès Guévorkian.

Indépendantistes ou séparatistes, de droite ou de gauche, prônant des solidarités nationalistes ou humanistes… Dans la salle se mêlent des profils très variés, réunis par un dénominateur commun : la défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. « En dépit de nos sensibilités politiques différentes, nous partageons la volonté de briser l’isolement de l’Artsakh… ainsi que notre inscription sur la liste des persona non grata en Azerbaïdjan ! » s’exclame à la tribune de l’Assemblée nationale le Belge Karim Van Overmeire, ex-député belge proche de l’extrême droite séparatiste flamande. Les représentants costariciens, dont l’État n’a plus d’armée, défendent un dialogue pour la paix porté par les organisations internationales. L’historien uruguayen Gerardo Caetano est cofondateur d’un forum d’intellectuels et de politiques œuvrant à la reconnaissance de l’Artsakh par son pays, « au nom d’une tradition avant-gardiste de solidarité avec les peuples agressés ». L’ex-eurodéputée Eléni Theochárous, conservatrice chypriote grecque, salue « le courage des combattants de l’Artsakh, qui ont gagné la gloire d’une liberté dont j’aspire pour Chypre ».

L’assemblée compte une quinzaine de Français, représentants de collectivités signataires d’une charte d’amitié avec l’Artsakh ou de groupes de soutien (lire p. 24). Les États-Unis fournissent l’appui le plus significatif : neuf États, dont la Californie, ont reconnu la république. « Notre ville de Glendale possède une “rue de l’Artsakh”, se félicite Anthony Portantino, membre démocrate du Sénat de Californie, élu d’un district abritant un quart des 600 000 Arméniens vivant en Californie. L’autodétermination des peuples est une valeur états-unienne. » Debra Bazemore, élue démocrate de l’État de Géorgie, a porté la résolution de reconnaissance. « Je suis noire, et la rencontre avec cette lutte arménienne résonne avec ma propre histoire. »

Ce forum est une première. Pascal Doll, maire LR d’Arnouville, qui a signé une charte d’amitié, y voit un moment « fondateur » pour la reconnaissance de l’Artsakh. « Je suis convaincu que tous nos amis vont renforcer leurs actions dans ce sens », confie Lernik Hovhannisyan, ministre de la Culture. De fait, la revendication artsakhiote a récemment marqué quelques points en France. Une initiative politique pionnière : fin octobre, le PCF adoptait une motion appelant Emmanuel Macron à reconnaître la République d’Artsakh, « qui a une existence indiscutable et une vie démocratique exemplaire dans le Caucase du Sud ».Visé, entre autres : le régime népotique d’Ilham Aliyev en Azerbaïdjan, régulièrement qualifié de dictatorial et dénoncé à de nombreuses reprises pour violations des droits humains.

« L’Arménie même pourrait prendre modèle sur l’Artsakh », s’enthousiasme François Rochebloine (Force européenne démocrate, proche de l’UDI), cofondateur du Cercle d’amitié France-Artsakh. La république s’enorgueillit même de posséder un médiateur des droits humains. « Élu par le Parlement et inamovible par l’exécutif, j’ai librement accès à tous les organes de l’État », se félicite Artak Beglaryan, qui déplore pourtant la faiblesse des moyens affectés à sa fonction. « Le statut d’État non reconnu tient notamment à distance des ONG internationales qui pourraient nous aider. »

Dans ce pays concentré sur sa survie et dont le pouvoir s’est resserré sur la fonction présidentielle depuis 2016, il n’existe cependant pas de grands débats publics, reconnaissent la plupart des interlocuteurs. « Malgré tout, l’état de guerre ne sert pas de prétexte pour étouffer la vie démocratique », juge Julie de Groote, personnalité politique belge (Centre démocrate humaniste, centriste). « Il existe une opposition, et même une petite société civile critique », signale son collègue André du Bus. En témoigne le libre exercice des activités du petit Women’s Resource Center d’Artsakh. Cette association défend les droits des femmes, qui subissent le double traumatisme de la guerre et de l’absence de reconnaissance de leur place dans une société dont les héros et les martyrs sont les mâles, porteur des armes. « Nous ne sommes pas très proches du gouvernement, euphémise Gayané Hambardzumyan, directrice. Quand je voyage à l’étranger, on aimerait que je dise que tout va bien en Artsakh. Mais quand on se réclame de la démocratie, il faut en assumer toutes les dimensions ! »

Remerciements à Ida Farrugia Kerkbechian pour l’interprétation.

(1) Ce chiffre officiel est jugé surestimé par certains observateurs.

(2) Qui nous avait invité à couvrir l’événement, prenant en charge les frais de transport et d’hébergement sans contrepartie.

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