Jawhar : Douce transe

Apôtre d’une musique hybride, entre folk, rock et chaâbi, le Tunisien Jawhar fait paraître en France son splendide troisième album, _Winrah Marah_.

Jérôme Provençal  • 27 novembre 2019 abonné·es
Jawhar : Douce transe
© Alexis Gicart

Vibrant et envoûtant recueil de chansons au croisement du folk, du rock et du chaâbi (style musical, à la fois mélodique et rythmique, très populaire dans les pays du Maghreb), Winrah Marah constitue l’un des grands bonheurs musicaux de cet automne 2019. Il est l’œuvre de l’auteur-compositeur-interprète Jawhar Basti, Tunisien d’origine et Belge d’adoption. Âgé de 45 ans, celui-ci a déjà accompli un long parcours, dont sa discographie, encore succincte, ne représente qu’une petite partie.

L’enfance de Jawhar se déroule à Radès, dans la banlieue nord de Tunis. Sa mère, professeure de littérature arabe, aime la poésie autant que la musique tandis que son père œuvre dans le domaine de la -politique culturelle et prend part au mouvement du nouveau théâtre, apparu après l’indépendance. Cet environnement familial a sans nul doute favorisé l’éveil de la sensibilité artistique du jeune Jawhar, bercé en particulier durant son enfance par la voix d’Oum Kalsoum, que ses parents écoutent passionnément.

La musique ne lui apporte d’abord pas davantage qu’un fond sonore : « Enfant, j’écoutais un peu tout ce qui traînait dans l’air, sans faire vraiment attention », confie-t-il aujourd’hui. À la fin de l’adolescence, elle prend beaucoup plus d’importance dans son existence. Jawhar découvre alors le reggae et le raï, puis le rock, via un ami possédant de nombreux vinyles rapportés de Paris. Son horizon musical s’élargit encore à partir du moment où, à l’âge de 20 ans, il vient vivre en France – à Lille – pour poursuivre ses études.

« C’était clair dans ma tête depuis longtemps : une fois le bac en poche, je voulais quitter la -Tunisie, partir pour faire du théâtre et de la musique», se souvient Jawhar. À cette époque, il a envie d’apprendre à jouer d’un instrument sans penser à devenir musicien, mais la vocation va s’imposer d’elle-même. Une fois en France, il s’initie à la guitare sans prendre de cours : « Apprendre les gammes ne m’intéressait pas. Je voulais passer du temps avec l’instrument, essayer des choses, explorer, m’exprimer – même avec peu d’aptitudes techniques. J’avais grandi avec l’image du musicien virtuose, ayant une maîtrise parfaite de son art. Là, un monde -s’ouvrait à moi, je me rendais compte qu’il était possible de s’exprimer en musique sans forcément très bien jouer d’un instrument.»

Prenant peu à peu confiance, Jawhar commence à donner des concerts dans des bars lillois et signe ses premiers morceaux : très expérimentaux, chantés dans une langue hybride, ils peuvent durer quinze ou vingt minutes. Véritable révélation, la découverte de Nick Drake, barde anglais des années 1970 (mort à 26 ans), l’oriente vers des chansons au format plus classique et l’amène à développer sa pratique de la guitare.

Enregistré avec des musiciens venant plutôt du jazz, un premier disque autoproduit voit le jour au début des années 2000. L’influence de Nick Drake y transparaît nettement, d’autant que presque toutes les chansons sont chantées en anglais – « un anglais affreux », confesse Jawhar avec le recul (et le sourire). Fragile mais prometteur, ce disque attire l’attention d’un label bruxellois et, légèrement retravaillé, ressort en 2004 sous le titre When Rainbows Call, My Rainbows Fly.

Ainsi s’enclenche la relation entre le musicien tunisien et la -Belgique. « J’ai tout de suite accroché avec la Belgique et les Belges, déclare Jawhar. J’aime beaucoup l’esprit créatif, très libre, qui règne à Bruxelles. » Réfractaire à la vie en ville, il habite depuis plusieurs années dans un village à la campagne, non loin de Bruxelles.

Après son premier album, Jawhar traverse une longue période durant laquelle il se consacre surtout au théâtre et au cinéma. Retournant de manière temporaire en Tunisie, il collabore notamment – comme compositeur et comme acteur – avec le metteur en scène Lotfi Achour et la comédienne et dramaturge Anissa Daoud sur deux pièces à forte teneur documentaire (Hobb Story et Macbeth : Leïla and Ben, a Bloody History), en prise directe avec le monde arabe contemporain.

Ayant commencé à écrire en arabe dans le cadre de ces projets théâtraux, Jawhar publie en 2014 son deuxième album, Qibla Wa Qobla, dont les paroles alternent l’arabe (majoritaire), l’anglais et le français (sur une chanson, « Le reste est ennui »). « Le fait de chanter dans ma langue maternelle m’a donné une légitimité à mes yeux. Je me sentais chez moi dans mes chansons et j’étais prêt à les défendre. »

À ce bel album, très bien accueilli par la critique, succède à présent Winrah Marah. Entièrement chanté en arabe, d’une voix ayant gagné en ampleur, l’album apparaît comme le plus touchant et le plus personnel de son auteur. Il résulte néanmoins d’un vrai travail de groupe, Jawhar étant désormais à la tête d’un quatuor dont les autres membres sont Yannick Dupont (basse, guitare, clavier), Louis Evrard (batterie, guitare) et David Picard (claviers). « Ce processus de recherche collective, très important, a soudé le groupe», souligne le musicien tunisien.

Évoquant allusivement le printemps arabe sur « Menich Hzin », qui parle de la désillusion d’un personnage déambulant dans les rues, attiré par la lumière de la révolte et confronté au chaos qui s’ensuit, l’album prend pour fil conducteur le conflit entre la société et des individus non conformistes. Au total, il contient dix chansons ardentes aux riches nuances musicales et vocales : des formes de protest song tellement singulières et -sincères qu’elles sonnent immédiatement universelles.

Winrah Marah, Jawhar, 62TV Records/PIAS.

En concert le 6 décembre aux Trans Musicales de Rennes.

www.jawharmusic.com

Musique
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