La Bolivie dans les affres de l’après-Evo

Alors que l’ex-Président charismatique est réfugié au Mexique, le pays est la proie d’une grave crise politique dont tentent de tirer parti les secteurs les plus radicaux d’une société complexe et divisée.

Jérémie Sieffert  • 27 novembre 2019 abonné·es
La Bolivie dans les affres de l’après-Evo
© Des manifestants portent la wiphala, drapeau aymara et symbole de l’État plurinational, lors d’une marche pour la pacification, le 19 novembre à La Paz.JORGE BERNAL/AFP

Coup d’État ou pas ? Depuis le 10 novembre et la démission forcée du président Evo Morales, au pouvoir depuis près de quatorze ans, la Bolivie vit une crise institutionnelle et politique. L’interprétation même des événements fait l’objet, dans le pays et au-delà, d’une intense bataille sémantique. Pour les partisans du président démissionnaire, pas de doute sur la qualification de « coup d’État ». Pour ses opposants, eux-mêmes très divers, il s’agit d’une « insurrection populaire ».

Les deux thèses trouvent de quoi s’étayer dans le déroulé complexe des événements. Pour le coup d’État, il y a bien sûr le statut d’icône de la gauche latino-américaine dont a pu jouir Evo Morales. Premier président amérindien de ce pays peuplé à 65 % d’« indigènes », il est loué notamment pour sa Constitution sur « l’État plurinational » de Bolivie de 2009, modèle d’inclusivité et de reconnaissance des droits des communautés natives. La très forte réduction de la pauvreté est également saluée par tous, y compris les instances internationales. Enfin, il a bénéficié un temps de très bons indicateurs de croissance qui ont laissé penser à un compromis historique avec les forces économiques, tout en maintenant les multinationales nord-américaines à distance des énormes ressources naturelles du pays.

Le rôle de l’armée interroge également. Lorsque le commandant en chef des forces armées de Bolivie, au soir du 10 novembre, a « suggéré » la démission au Président, alors que des émeutiers attaquaient les résidences de responsables du gouvernement, il a poussé de facto Evo Morales à la fuite. Mais ce rôle est à relativiser. « Le régime n’est pas militarisé comme au Venezuela », explique la politologue Christine Delfour, professeure à l’université de Paris Est Marne-la-Vallée, spécialiste de la Bolivie (1). Mario Murillo, professeur de sociologie à l’université San Andrés de La Paz, parle, lui, d’un « coup d’État par omission », où l’armée, plutôt que d’agir contre Morales, a simplement refusé d’agir en sa faveur. Pour Andrés Laguna, professeur de philosophie politique à -l’Université privée de Bolivie, à Cochabamba, « si -l’événement est troublant, il ne faut pas oublier que la police et l’armée ont aussi des revendications sectorielles ». On est loin, en tout cas, d’un coup d’État militaire comme l’Amérique latine en connaissait dans les années 1970.

Autre argument des tenants d’un coup d’État, l’arrivée au gouvernement d’une droite dure, ultra-religieuse et revancharde. À la faveur des démissions en cascade au sein du MAS (2), c’est la vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez, qui hérite de la présidence. Elle s’empresse de nommer un gouvernement principalement issu du Comité civique de Santa-Cruz, puissant réseau d’entraide régionaliste lié à l’agro-business et surtout très anti-MAS, adepte parfois du coup de poing au sein des « Jeunesses crucéennes », archétypes de l’extrême droite. Le ministre du Gouvernement a par exemple conseillé aux partisans du MAS de « commencer à courir », et la ministre de la Communication a menacé de représailles les « pseudo-journalistes qui font de la sédition ». Des associations féministes ont, elles, dénoncé le ministre de la Présidence, à la fois avocat du leader du Comité civique et de jeunes de Santa-Cruz accusés de viol en réunion. Ce gouvernement de l’infâme a multiplié les signaux contradictoires, entre volonté affichée d’organiser rapidement de nouvelles élections et tentation d’être plus qu’un simple gouvernement de transition. Mais, au-delà des outrances, le constitutionnalisme formel a été respecté.

Surtout, ces faits ne sauraient occulter la lame de fond sociale qui a balayé Evo Morales. Dès le lendemain des élections générales du 20 octobre, des secteurs entiers de la société se sont mobilisés, avec des manifestations quotidiennes parfois violentes. À partir du 25 octobre, c’est une grève générale extrêmement suivie qui a paralysé le pays. Le point d’orgue fut le lâchage, le 10 novembre, quelques heures avant l’armée, de la puissante COB (3). Pour Christine Delfour, « la société bolivienne est intrinsèquement mobilisée, très structurée en corporations, syndicats et mouvements sociaux divers. Or des secteurs qui soutenaient historiquement Evo ne l’ont pas fait après le 20 octobre ». Pour Mario Murillo, « ce sont les classes moyennes et supérieures urbaines qui se sont mobilisées après le 20 octobre. Avec aussi une dimension générationnelle : beaucoup de jeunes gens n’ont connu qu’Evo au pouvoir ».

Christine Delfour fait remonter la divergence à 2011 et au conflit des Tipnis (4), lorsque des communautés et des associations écologistes se sont mobilisées contre un projet d’autoroute dans une zone protégée et sous contrôle indigène. « À partir de là, Evo a commencé à diviser les mouvements sociaux qui le soutenaient », explique la chercheuse.

Plus encore, la rupture entre Evo et une partie de sa base est consommée à la suite du référendum constitutionnel de 2016, qui devait lui permettre de briguer un quatrième mandat aux élections de 2019. C’est un refus à 51,5 %. Pourtant, le Président s’emploiera à passer outre ce résultat en plaidant auprès du Tribunal suprême électoral son « droit de l’homme » à se présenter indéfiniment. Ce que l’institution, réputée sous son contrôle, validera. « Pour la jeunesse citadine, la candidature d’Evo à ces élections revêtait déjà un caractère frauduleux à cause du non-respect du référendum », explique Mario Murillo. Or le déroulé de la séquence électorale, où l’écart entre Morales et son rival, Carlos Mesa, s’accroissait de façon étonnante au fur et à mesure du dépouillement, acheminant le président sortant vers une réélection dès le premier tour, a alimenté les rumeurs de fraudes. Peu importe que les preuves soient minces, qu’une aberration statistique soit possible et que l’Organisation des États américains (OEA), qui a confirmé des « fraudes graves » le 10 novembre au matin, soit suspecte de proximité avec les États-Unis. Le ressenti général et l’empressement d’Evo Morales à discréditer les manifestants avaient déjà produit leurs effets.

Reste ce sentiment d’un « coup d’État » à l’intérieur d’une « insurrection ». « Beaucoup de mes étudiants se sentent mal de voir que leur mobilisation a finalement profité aux forces les plus conservatrices », indique Mario Murillo. Des forces incarnées par Jeanine Añez, dont le candidat, Oscar Ortíz, n’a pourtant obtenu que 4,24 % des voix le 20 octobre. Quant au Comité civique de Luis Fernando Camacho, souvent qualifié de « Bolsonaro bolivien », « il n’a jamais eu de rôle politique national », selon Christine Delfour. Du moins pas encore.

Cette faible représentativité du gouvernement transitoire et ses outrances ont mobilisé, après le 10 novembre, les soutiens de l’ex–Président, mais aussi, plus largement, tous ceux qui craignent une remise en cause des acquis sociaux de l’ère Evo. Des manifestations monstres ont lieu depuis, notamment à El Alto, ville jumelle et populaire de La Paz, dont les catégories paupérisées refusent la clique d’Añez, ou dans la région de Cochabamba, plus au Sud, fief du syndicat de « cocaleros » (cultivateurs de coca) dont est issu Evo Morales. Des manifestations émaillées de violents affrontements et une police qui réprime dans le sang, exacerbant la contestation. Tous groupes confondus, ce sont au moins 32 personnes qui ont perdu la vie depuis le 20 octobre. Une situation de crise dont les factions les plus radicales des deux camps essaient de tirer profit – à moins qu’elle ne leur échappe – et qui renforce en tout cas la polarisation. Andrés Laguna parle même de « guerre civile de basse intensité ». « La situation est très dangereuse », confirme Christine Delfour. D’autant que, comme beaucoup de pays en crise, la Bolivie est sujette aux fake news et à des réseaux sociaux en roue libre. « Les groupes ont peur les uns des autres », résume Andrés Laguna.

Pour en finir avec ce gouvernement et calmer les esprits, la seule issue semble être de nouvelles élections. Le 23 novembre, Jeanine Añez est parvenue à un accord avec les députés du MAS, qui représentent toujours les deux tiers du Parlement, sur un calendrier électoral de 120 jours. Une éternité face à la contestation de la rue. D’autant que la tâche est immense, prévient Mario Murillo : « Beaucoup de questions sont en suspens. Et il faut d’abord reconstituer le Tribunal suprême électoral, qui a été discrédité. » Tout juste sait-on que le MAS participera au scrutin, mais sans son leader. Or ce parti, qui peut encore séduire un bon tiers de l’électorat, est lui-même très divers et ne dispose pas d’autre chef naturel. La droite est elle aussi très divisée, entre le centre droit de Carlos Mesa, qui a réuni 36 % des voix le 20 octobre, et l’extrême droite de Luis Fernando Camacho, dont nul ne sait s’il se présentera, ni son réel poids politique. Pour la Bolivie, l’enjeu est désormais de repacifier ses conflits sociaux, de défendre le bilan social de l’ère Morales, et pourquoi pas de le prolonger. Mais sans le charisme d’Evo.

(1) Auteure de L’Invention nationaliste en Bolivie, une culture politique complexe, L’Harmattan, 2005.

(2) Movimiento al socialismo, le parti d’Evo Morales.

(3) Central obrera de Bolivia, principal syndicat ouvrier, historiquement lié aux mineurs d’étain, l’un des principaux secteurs économiques.

(4) Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure.

Monde
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