La lutte indigène s’exporte

Face aux agressions du gouvernement et des groupes convoitant les ressources de leurs territoires, les communautés autochtones font campagne en direction des acteurs économiques européens.

Patrick Piro  • 8 janvier 2020 abonné·es
La lutte indigène s’exporte
À Brasília, la cacique Tanoné a obtenu, après dix années de bataille, une terre de 14 hectares pour réinstaller son village de 75 personnes expulsé par l’urbanisation.© Patrick Piro

Début décembre, le territoire Araribóia est à nouveau endeuillé. Deux caciques de l’ethnie des Guajajara, Firmino Silvino et Raimundo, ont été assassinés par balles sur la route. Ils défendaient activement les droits de leur peuple, dont le territoire est constamment menacé par les convoitises (bois, gibier, élevage, cultures…). Un mois plus tôt, Paulo Paulino Guajajara était abattu par des bûcherons clandestins. Il était l’un des « gardiens de la forêt », groupe constitué en 2012 pour s’opposer aux intrusions illégales sur le territoire Araribóia. Et le 13 décembre, un adolescent, Erisvan Soares, était tué à l’arme blanche. Il n’est pas exclu, là encore, que le mobile soit la haine ou un conflit territorial.

À peine rentrée de Madrid, où elle intervenait à la COP 25 aux côtés des militants du climat, Sônia Guajajara s’est précipitée au village pour s’entretenir de la situation avec ses proches. Quatre exécutions en terre Araribóia en six semaines : un « message » adressé à la dirigeante, farouche opposante à Bolsonaro ? Elle est l’une des personnalités autochtones les plus en vue au Brésil (lire entretien page 23).

Dès sa prise de fonction, le nouveau président est entré en guerre ouverte contre les communautés indigènes. Il n’a jamais caché son hostilité à une disposition fondatrice de la Constitution brésilienne, qui reconnaît aux Indiens (1) un statut distinct et le droit inaliénable de jouir de leurs terres ancestrales. Elles représentent à ce jour 13 % de la superficie du pays (en Amazonie à plus de 97 %). Leur démarcation, qui n’est pas achevée, a été dans le collimateur de Bolsonaro pendant toute sa campagne. « Pas un centimètre de plus pour ces terres ! » La Funai, l’organe fédéral en charge des questions autochtones, est immédiatement dépossédée de la responsabilité de démarquer de nouveaux territoires, au profit de la ministre de l’Agriculture, Tereza Cristina, chantre de l’extension des cultures de soja et de canne à sucre, ou de l’élevage bovin. La décision sera cependant cassée par la justice six mois plus tard.

Depuis un an, le gouvernement démantèle consciencieusement le cadre qui assurait une protection à ces populations vulnérables (2), tout en lâchant la bride à ceux qui convoitent les richesses amazoniennes. Le système de santé indigène, qui assurait une veille sanitaire spécifique, a été liquidé. Un président bolsonariste a été nommé à la tête de la Funai. Le ministère de l’Environnement a été confié à un avocat productiviste, et les organismes de protection qui en dépendent ont été affaiblis par des coupes budgétaires ou des mutations.

De janvier à septembre 2019, le Congrès missionnaire indien (Cimi) a recensé 160 invasions de trafiquants de bois ou d’orpailleurs illégaux dans les territoires autochtones, soit 44 % de plus que pour toute l’année 2018. La déforestation illégale en Amazonie est repartie à la hausse : un quasi-doublement des surfaces, sous la pression accrue des bûcherons et des éleveurs. Signe visible : les incendies, dont le nombre a bondi de 41 % dans le même temps. « Et encore l’Amazonie fait-elle l’objet d’une vigilance particulière, notamment à l’étranger, prévient Dinamã Tuxá, de la coordination de l’Assemblée des peuples indigènes du Brésil (Apib) à Brasília. On néglige le fait que plus de la moitié des feux sont déclenchés dans le Cerrado semi-aride, le deuxième biome brésilien pour sa biodiversité. » Et il n’a jamais été aussi dangereux pour les Indiens de défendre leurs droits et l’environnement. Selon le Cimi, 135 ont été assassinés en 2018, 23 % de plus qu’en 2017. « L’année 2019 a été pour nous la plus violente depuis longtemps », déplore Dinamã Tuxá.

Et l’offensive n’en est qu’à ses débuts. « Il n’existe aucune terre autochtone dépourvue de minerais », ruminait Bolsonaro quand il n’était alors qu’un simple député fédéral, allant jusqu’à souhaiter armer ceux qui affrontent les communautés défendant leurs territoires. En novembre dernier, le gouvernement annonçait son intention de légaliser l’exploitation minière dans les territoires autochtones. L’Apib a calculé : parmi les demandes d’autorisation en attente au Congrès, 215 affecteraient des aires occupées par plus de 160 peuples dont 12 en situation d’isolement volontaire.

« L’objectif est clair : c’est notre existence même en tant que peuples indigènes qui est visée, résume Célia Xakriabá. Nous vivons un moment de génocide et d’écocide institutionnalisés. » Excessif ? En 1998, Bolsonaro regrettait « l’inefficacité » de la cavalerie brésilienne, quand son homologue nord-américaine était parvenue à décimer « ses » Indiens, réglant définitivement le « problème ». La jeune femme était de passage à Paris en novembre dernier avec une délégation de huit dirigeants de l’Apib en tournée dans douze pays d’Europe pour interpeller des mouvements sociaux, des entreprises et des personnalités politiques ou religieuses sous la bannière « Sang indigène, pas une goutte de plus ! ».

Un changement de stratégie notable, souligne Dinamã Tuxá. « Avant, nous protestions dans la rue. Aujourd’hui, avec cette campagne de mobilisation unique par son importance, nous voulons faire pression sur le gouvernement en interpellant la société internationale. Nous sommes préoccupé·es par le manque de réaction du public brésilien face aux assauts d’un gouvernement que les peuples autochtones semblent être les seuls à prendre de front. La politique amazonienne de Bolsonaro suscitait pourtant 80 % de désapprobation au début de son mandat… »

L’Apib tire un premier bilan très positif de sa campagne européenne, « avec un excellent accueil dans tous les pays, unanimement inquiets de la violation des droits des peuples autochtones ». Il était notamment demandé aux acteurs économiques de renoncer à acquérir des produits tels que soja, sucre ou viande bovine issus de zones de conflit avec les communautés autochtones ou de déboisement illégal, « car ils sont baignés de sang indigène ». Si de nombreuses entreprises concernées se sont montrées réticentes à l’admettre, près de 90 d’entre elles ont signifié à Brasília qu’elles pourraient cesser leurs approvisionnements faute d’amélioration de la situation. L’assureur allemand Allianz s’est montré préoccupé par un impact négatif sur des contrats d’approvisionnement en soja. « Nous allons suivre de près les réactions de l’agro-industrie à ces avertissements », indique Dinamã Tuxá.

Des partenariats institutionnels ont été noués. En Italie, en Espagne ou en Allemagne, des ministres et des parlementaires se sont dits favorables à des lois interdisant l’entrée de produits incriminés, accompagnées de mécanismes de sanction. De même qu’en Norvège, où le ministre de l’Environnement a souhaité un traçage du soja qui alimente les élevages de saumon.

Autre axe de la campagne : la dénonciation de l’impact sur les peuples autochtones et sur l’environnement de l’accord économique Union européenne-Mercosul (3), adopté en juin dernier, qui a pour ambition de dynamiser le commerce de produits agricoles avec le continent sud-américain. Fin août, la recrudescence des incendies de forêt au Brésil conduisait le président Macron à suspendre la signature de la France, ouvrant la possibilité d’une révision de l’accord. Des parlementaires européens ont indiqué aux représentants indigènes leur volonté qu’ils puissent alors y contribuer. « Il s’agit désormais de nous écouter et plus seulement de nous laisser la parole », revendique Célia Xakriabá.

Le discours a changé de portée. « Bolsonaro nous cible-t-il comme “ennemi numéro un” ? Nous assumons pleinement cette place ! » poursuit-elle. Ainsi l’Apib se définit-elle aujourd’hui en contre-modèle de la vision présidentielle. « Bolsonaro trouve abusif que 13 % du territoire soit attribué à 0,5 % de la population, expose Sônia Guajajara. Alors que 47 % des aires rurales sont aux mains de 1 % de propriétaires, qui pratiquent l’élevage extensif ou des monocultures de soja, d’eucalyptus et de canne à sucre à grand renfort de pesticides ! Par notre mode de vie, nous rendons d’inestimables services en protégeant la biodiversité, la forêt, la qualité des eaux, la diversité culturelle, des éléments… »

L’écrivain Kamuu Dan Wapichana revient de la parcelle qu’il cultive sur la petite terre indigène Sanctuaire des Pajés, menacée d’asphyxie par l’expansion de la ville de Brasília. « En plantant mon maïs, je réfléchissais… Avant, je n’avais pas conscience que ma pratique et celles de nos ancêtres, qui ont contribué à façonner un équilibre harmonieux entre la nature et les humains, étaient aussi importantes pour la société, y compris en ville (4). Bolsonaro, finalement, n’est pas grand-chose. À peine un pantin élu pour quatre ans par un système prédateur que nous combattons depuis 519 ans, et qui constitue le véritable ennemi à abattre. »

(1) Au Brésil, on emploie indifféremment et sans connotation les termes « indigène », « indien », voire (plus rarement) « autochtone ».

(2) Près de 900 000 personnes (recensement 2010, environ 0,5 % de la population) réparties dans tous les États du Brésil, parlant 264 langues distinctes au sein de 305 peuples, dont 114 sont isolés, sans aucun contact.

(3) Ou Mercosur en espagnol, communauté économique regroupant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay et le Venezuela (suspendu depuis 2016).

(4) Où vivrait 43 % de la population autochtone brésilienne.

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