Des sabots et des ailes

Avec Falaise, la compagnie franco-catalane Baro d’evel signe un beau et sombre ballet pour huit hommes et femmes, un cheval et une nuée de pigeons. Tout un monde en plein vertige.

Anaïs Heluin  • 4 mars 2020 abonné·es
Des sabots et des ailes
© FRANÇOIS PASSERINI

Ç a va bien se passer. » Prononcée par Camille Decourtye à l’issue d’un court prologue joué devant un grand rideau noir tendu devant la scène, cette phrase a priori toute simple nous introduit d’emblée dans l’univers de Falaise. Connue pour son art de la fusion entre cirque équestre, danse et acrobatie, la compagnie franco-catalane Baro d’evel y prend un tournant narratif inédit.

Second volet d’un diptyque qui s’est ouvert avec , interprété par l’actrice, auteure, chanteuse et metteuse en scène citée plus tôt, son complice Blaï Mateu Trias et un corbeau pie, cette création est de loin l’aventure de Baro d’evel la plus poussée dans le domaine de la parole. C’est aussi sa pièce la plus vaste : avec huit artistes, un cheval et suffisamment de pigeons pour qu’on ne s’amuse pas à les compter, Falaise est une fresque où l’homme et l’animal se mêlent en de singuliers rituels où la mort se confond avec la naissance.

« Ça va bien se passer. » Une fois Camille Decourtye passée avec une maladresse feinte de l’autre côté du rideau, ses mots ne nous lâchent pas. On y pense, on cherche à en mesurer la part de sérieux et d’ironie lorsqu’apparaît la roche promise par le titre. Sous forme de parois terreuses qui délimitent la scène, cette matière donne la couleur du spectacle, au sens propre comme au figuré. Très cinématographique – le fondateur et la fondatrice de Baro d’evel revendiquent des références qui vont de Béla Tarr à Tarkovski en passant par Wim Wenders –, ce décor semble d’abord nous précipiter dans une espèce d’apocalypse. La silhouette avachie d’un homme à la barbe blanche – Guillermo Weickert – qui s’en détache semble annoncer la fin d’un monde. Mais les pigeons qui fondent bientôt sur lui et l’entraînent dans une danse étrange suscitent un doute. Ne serait-ce pas au début de quelque chose, d’une renaissance, que se situe Falaise ?

Malgré la noirceur du spectacle, on peut croire qu’en effet « ça va bien se passer » pour les créatures qui s’y livrent à toutes sortes d’activités mystérieuses. Sans cesse avalés et recrachés par les murs de pierre, humains, cheval et oiseaux se consacrent à ce qui anime Baro d’evel depuis ses débuts : la fabrication à vue de «petites cérémonies pour être ensemble». Dans chacun des huit tableaux de Falaise, ils combinent pour cela une foule de détails divers. Un chant profond, quelques mots murmurés à l’oreille d’un cheval capricieux, un oiseau qui vient le titiller ou encore une danse… S’ils ont toujours l’air de se rencontrer par hasard sur le plateau, tous ces éléments et bien d’autres forment une partition aussi précise qu’ouverte à l’interprétation.

La compagnie Baro d’evel a beau déployer un monde très éloigné de notre réalité quotidienne, elle sait le rendre compréhensible. Tout en gardant leur part de secret, les rituels tragicomiques de la société miniature qui s’active sous nos yeux font écho à bon nombre de questions contemporaines. Grâce au mélange subtil entre les disciplines – d’autant plus précieux qu’il est rare dans le milieu du cirque, où acrobatie et narration peinent encore à se marier avec harmonie –, la compagnie atteint des sommets de poésie et de pensée par des chemins inattendus.

Falaise****, 10 et 11 mars à l’Espace Malraux, Chambéry (73) ; 17 et 18 mars à Bonlieu, Annecy (74), 23-30 avril au Théâtre de la Cité, Toulouse (31) ; 14-19 mai au Grand T, Nantes (44) ; 27-29 mai au Théâtre de Lorient (56).

Culture
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