Grèce : « Nous, on garde les portes de l’Europe »

La population, chauffée à blanc par le nationalisme, traque les réfugiés que la Turquie laisse désormais passer. Avec la bénédiction du gouvernement, de l’armée et de la police.

Angelique Kourounis  • 11 mars 2020 abonné·es
Grèce : « Nous, on garde les portes de l’Europe »
© À la frontière gréco-turque le 6 mars 2020.Burak Kara/Getty Images/AFP

La nuit vient de tomber à Kastanies, le dernier poste douanier au nord de la frontière terrestre gréco-turque. Au loin on entend les sirènes des voitures de pompiers qui tentent, le long du grillage qui marque cette frontière, d’éteindre les feux allumés par les migrants qui essaient de la faire tomber. Les pompiers essuient une pluie de pierres et de gaz lacrymogène lancés côté turc, à laquelle les forces antiémeutes grecques, qui protègent les pompiers, répondent avec la même intensité, canon à eau en plus.

Un ballet de fumée et d’eau bien réglé qui a lieu deux fois par jour, le matin à l’aube jusqu’à environ dix heures, et de la fin d’après-midi au crépuscule. Retransmis sur toutes les chaînes de télévision du pays depuis plus d’une semaine, il sert à entretenir le sentiment d’une patrie en danger autour de laquelle tout le monde doit se mobiliser sans discuter. Des rails de la gare voisine on peut observer la scène comme on assiste au spectacle. Un spectacle, avec en fond la ville d’Edirne et la superbe mosquée de Selim illuminée, qui serait féerique s’il n’était pas pitoyable et dangereux.

Car, à la nuit tombée, un autre ballet, en réaction au précédent et tout aussi bien réglé, commence à son tour. Des hommes habillés de noir ou en treillis arrivent par de petits chemins de terre. Certains ont des armes, des carabines de chasseurs, d’autres des menottes bien visibles à leur ceinture ou des cordes à la main. Ils viennent à pied ou en 4×4. Ils se saluent, fument rapidement une cigarette et discutent de la direction à prendre. D’un coup, ils grimpent dans les voitures et, dans un grand fracas à la Mad Max, se fondent dans la nuit. Les policiers et les militaires qui assistent à la scène ne les empêchent pas de partir. Au contraire, ils les saluent et leur souhaitent « bonne chasse ».

Ces hommes vont traquer le migrant. Celui ou celle qui aura réussi à traverser le fleuve sans se faire prendre malgré l’impressionnant dispositif militaire déployé le long de l’Évros, le petit fleuve qui marque la frontière naturelle entre la Turquie et la Grèce. Quelques réfugié·es, très peu, arrivent à passer. Ces mêmes scènes se répètent à l’envi dans pratiquement chaque village le long des quelque 212 kilomètres de frontière terrestre. Quand ce ne sont pas des 4×4, ce sont des tracteurs qui quadrillent la région.

But affiché de l’opération : « éviter l’invasion de l’Europe ». « Vous devriez nous aider au lieu de nous critiquer pour nos méthodes », lâche Pandelis, la trentaine, un pêcheur qui longe le fleuve avec sa barque depuis plusieurs nuits du côté du village de Marasia, au nord. « Je connais bien ce fleuve, j’y pêche depuis toujours. Les jeunes militaires qui arrivent des quatre coins du pays n’y connaissent rien. On peut facilement s’y perdre, alors souvent on les guide. C’est normal. Ils sont là pour nous, on est là pour eux. » Il n’en dira pas plus et nous demande de partir. La presse n’est pas la bienvenue.

Plus au sud, le village de Kipi abrite le dernier poste douanier de cette frontière, qui n’a jamais fermé depuis le début de la crise. Georges, un paysan à la retraite, est trop âgé pour participer à ces patrouilles, mais il a mis sa voiture agricole à disposition. « On nous a demandé d’aider la patrie. On n’allait pas dire non ! J’ai donné ma voiture, et ma femme, avec les autres femmes du village, a fait des tartes pour nos militaires. » C’est que la mobilisation est totale et bien répartie. D’un côté, les hommes qui patrouillent la nuit ; de l’autre, les femmes qui nourrissent soldats et forces de l’ordre le jour. Le tout béni par l’Église orthodoxe, comme au bon vieux temps de la guerre d’indépendance contre l’Empire ottoman, en 1821.

« On va fêter le bicentenaire de notre révolution nationale, et on n’en a toujours pas fini avec eux », lâche Panagiotis, la quarantaine, qui tient une taverne à Feres, une ville de 5 000 habitants pas très loin de Kipi. Panagiotis participe aux patrouilles de surveillance « depuis le début », nous dit-il. « On s’est réunis le premier soir à la mairie et on s’est organisés. On ne pouvait pas rester les bras croisés devant ces hordes que nous envoie Erdogan ! »

Les agriculteurs du coin ont été les premiers à se mobiliser. Cette nouvelle crise migratoire les empêche d’aller cultiver leurs champs normalement. D’un côté, ils ont peur des migrants qui, disent-ils, s’y faufilent et s’y cachent le jour quand ils ont réussi à passer ; de l’autre, c’est l’armée grecque qui les empêche de passer, car la plupart de ces champs se situent en zone militaire. Plusieurs milliers d’hectares sont délaissés depuis une semaine. « On a planté le maïs, mais bientôt c’est le tour des tournesols. On doit préparer la terre pour le coton, ça ne peut plus durer », nous explique un retraité, sous couvert d’anonymat. Entre deux discours enflammés à la réunion d’information du jour, il nous assure à voix basse que, « si ça continue, on ira sur nos champs avec nos armes. À partir de là, tout peut arriver ».

Les hommes qui veulent rejoindre ces patrouilles doivent indiquer leur nom, leur numéro de téléphone et leurs disponibilités à Mitsos, la soixantaine, chargé de tenir les registres à jour. Pour ce grand gaillard moustachu, c’est le seul moyen d’éviter des dérapages. « On a fait ces comités car, des fois, un gars un peu fou peut tirer en l’air ou même viser quelqu’un en face. Il peut y avoir un mort. On ne veut pas de ça, alors on a mis de l’ordre. On veut contrôler ceux qui viennent patrouiller, on ne veut pas de têtes brûlées. »

Coïncidence ? C’est dans la région de Pétalo, dans le delta de l’Évros, à une vingtaine de kilomètres de Feres, que tombait, le 2 mars, un jeune réfugié syrien. Il a été abattu par une ou plusieurs balles tirées du côté grec du fleuve, mais, en l’état actuel des choses, on ne peut savoir si c’est l’armée grecque, les milices paramilitaires grecques ou même l’armée turque qui ont tiré. Seule une autopsie pourrait déterminer qui a tué ce réfugié, mais elle n’a jamais été ordonnée par la Turquie, qui a rapatrié le corps et procédé aux funérailles. Les deux gouvernements se rejettent la responsabilité tant de ce décès que des blessés. Ankara accuse Athènes d’avoir tué au moins cinq réfugiés et d’en avoir blessé autant. Athènes nie mais a cependant reconnu qu’« il est possible que les forces antiémeutes aient tiré des balles en plastique ».

Mitsos, lui, tient à mettre les points sur les i : « Mon fils et mon petit-fils font partie de ces comités de surveillance. Ils n’ont pas d’armes mais ils participent aux battues. On arrête tous les migrants qui passent par là. Mon petit-fils les met sur la voiture agricole et les amène à un lieu de rendez-vous convenu. De là, ils sont renvoyés de l’autre côté. Ils ne volent pas, ils ne frappent pas ; ça, c’est des mensonges des Turcs. Nous, on ne fait que défendre notre terre. »

Pourtant, des récits de réfugiés ayant été arrêtés par ces milices et renvoyés en Turquie témoignent de leur violence. Certains, tous des hommes, disent avoir été frappés, leurs téléphones, vêtements et chaussures, confisqués, et ils ont été renvoyés en Turquie en caleçon. Le gouvernement grec nie et accuse la Turquie d’armer les migrants de bombes lacrymogènes et de tenailles pour couper le grillage de la frontière, et de frapper ceux qui refusent de lancer ces lacrymo sur l’armée grecque. Informations invérifiables et suspectes, tant la guerre de propagande fait rage des deux côtés du fleuve.

Au poste de police de Neo Ximonio, à quelques kilomètres du poste douanier de Kastanies, où toutes les personnes arrêtées sont amenées, la police, que nous avons interrogée, a également nié ces pratiques. Mais en partant, nous avons constaté que les poubelles près du poste contenaient de nombreuses chaussures, sales et usées…

À quelques exceptions près, la majorité des médias grecs reprennent à leur compte les déclarations gouvernementales sans la moindre enquête ou vérification. Tout journaliste qui le fait est considéré comme un traître et dénoncé comme tel sur les réseaux sociaux. C’est le cas de Giannis Laskarakis, menacé pour avoir réalisé un reportage sur les milices armées et les avoir filmées ; Costas Paliakos, de CNN Grèce, a été agressé. La présence de hauts cadres du parti néonazi grec Aube dorée dans certaines des milices a quasiment été passée sous silence. Pourtant, les photos de l’ex-député Ioannis Lagos posant à côté de ces miliciens et se déclarant « prêt à tout pour défendre la patrie » ont fait le tour de la Toile, tout comme celles des identitaires allemands venus prêter main-forte à leurs « amis » grecs.

Interrogés sur la présence de ces personnalités politiques sulfureuses, les habitants de Kastanies nient et jouent les vierges effarouchées. « Ils ne nous ont pas demandé l’autorisation de venir. Ce sont des patriotes d’eau douce d’Athènes venus faire leur show. Nous, on est les vrais patriotes, on vit ici. On garde les portes de l’Europe. »

Monde
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