Retour à Romorantin

Quinze après avoir quitté sa ville d’enfance, Nassira El-Moaddem y revient avec son regard de journaliste pour en brosser le portrait social.

Vanina Delmas  • 18 mars 2020 abonné·es
Retour à Romorantin
© THOMAS SAMSON/AFP

À bord du TER Blanc-Argent la conduisant de Paris jusqu’à Romorantin, Nassira El-Moaddem retrouve les sensations et les réflexes de son adolescence. De janvier à mars 2019, l’ancienne directrice et rédactrice en chef du Bondy Blog a fait le chemin chaque semaine jusqu’au cœur du Loir-et-Cher de son enfance pour observer et raconter avec simplicité et justesse « Romo », son « bled ».

Des portraits s’entrechoquent, dont celui de l’autrice et de sa famille. Arrivés du Maroc au milieu des années 1970, ses parents s’installent en Sologne, où il y a du travail. Sa mère, couturière, élève six enfants. Son père devient ouvrier chez Matra automobile, célèbre pour la Renault Espace. Le bac en poche, Nassira El-Moaddem quitte sa ville natale pour poursuivre ses études et assouvir ses envies de voyage. « Solognote d’origine marocaine devenue journaliste et parisienne, j’étais passée de l’autre côté des frontières, géographique et sociale », résume-t-elle sobrement.

L’utilisation de la première personne et la multiplication d’anecdotes déstabilisent parfois mais sont indispensables pour suivre le fil rouge du livre. C’est la double casquette journaliste-fille du pays qui fait l’originalité de cette enquête : le retour aux sources fait émerger les histoires locales, reflets des politiques nationales. Déserts médicaux, rénovation des quartiers populaires, enclavement de territoires ruraux, précarité des femmes de chambre du Center Parcs de Sologne, méfiance envers les journalistes, montée du vote Front national, parti qui a « fait son nid sur les cendres de la désindustrialisation », notamment avec la fermeture de l’usine Matra automobile en 2003, vécue comme une trahison par la population de Romorantin : un adulte sur cinq y travaillait dans les années 1990.

On croise Karine, contrôleuse de train depuis dix-sept ans, ancienne syndicaliste, qui a vu « des gares vendues, des emplois supprimés, des tronçons abandonnés ». Daniel, chef d’entreprise retraité, désormais gilet jaune, rencontre Sedat Puskullu, l’ancien champion de France de boxe qui tient désormais un camion-snack dans le quartier des Favignolles. Sans oublier Caroline, l’amie d’enfance qui a provoqué malgré elle cette enquête. Retrouvée par hasard sur la page Facebook des gilets jaunes locaux, Caroline est l’autre « fille de Romorantin » du livre. Le miroir de l’autrice, qui lui permet d’étayer concrètement les notions sociologiques d’ascension sociale et de déclassement. « J’étais fille d’ouvrier, je suis devenue Parisienne de la classe moyenne. Elle était fille de commerçante, elle est devenue ouvrière. » L’émergence de la colère sociale et des gilets jaunes les a réunies, donnant cet ouvrage, entre introspection et prise de pouls sans clichés de la colère sociale qui monte dans cette France des oublié·es.

Les Filles de Romorantin, Nassira El-Moaddem, L’Iconoclaste, 256 pages, 18 euros.

Idées
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