Nouvelle épreuve pour La Réunion

Déjà affectée par la rude séquence des gilets jaunes, l’économie de l’île subit de plein fouet les effets du confinement.

Lucie de Perthuis  • 13 mai 2020 abonné·es
Nouvelle épreuve pour La Réunion
© Une rue déserte à Saint-Denis de la Réunion, le 19 mars dernier.Photo : Richard BOUHET/AFP

Déjà plusieurs semaines que le centre-ville de Saint-Denis est déserté, à quelques jours du 11 mai. Seuls quelques commerces alimentaires n’ont pas baissé le rideau, réduisant leur activité à la vente à emporter. Cari, rougail et gratin, une ardoise propose aux rares passants des spécialités locales, devant une petite terrasse colorée, vide elle aussi. Un cadre ensoleillé et paisible, en réalité habité par l’angoisse des jours à venir.

Jean-Charles Nagou est venu livrer ses produits artisanaux à ce restaurant, dont le gérant, qui travaille seul, se réjouit de ne pas avoir de salaire à verser. À l’inverse de son fournisseur, qui craint de ne bientôt plus pouvoir « payer ses gars ». Les deux -collègues et amis sauvent les meubles comme ils peuvent, mais ne cachent pas leur détresse face à « l’hécatombe qui s’annonce ». Ici, pas d’inquiétude outre mesure en ce qui concerne la santé, puisque la victoire contre le virus semble en bonne voie. Il ne circule que très peu sur l’île. On compte 427 cas – pour la plupart importés – et aucun mort. D’un point de vue économique et social, en revanche, le tableau est plus sombre.

Si l’impact du coronavirus marque une rupture inédite pour beaucoup de Français, il a un goût amer de déjà-vu à La Réunion. Il y a dix-huit mois, l’économie réunionnaise avait été paralysée par le mouvement des gilets jaunes, de façon bien plus violente qu’en métropole. Pendant plus de deux semaines, l’île avait été à l’arrêt. Les contestataires bloquaient les principaux axes de circulation, notamment les ports et les aéroports, stoppant l’approvisionnement. Des artisans privés de matières premières, des salariés qui ne pouvaient pas se rendre sur leur lieu de travail, des agriculteurs qui voyaient leurs champs pourrir et leurs bêtes maigrir, les rayons de supermarchés vides, les stations-service et les écoles fermées, les routes bloquées, et même l’instauration d’un couvre-feu, une mesure unique en France. Au bord de l’implosion, la population réunionnaise s’élevait notamment contre le coût excessif de la vie sur l’île. Le budget moyen pour un ménage est 7 % plus élevé qu’en métropole, alors que le revenu médian y est inférieur de 30 %. C’est dans ce contexte insurrectionnel que Jean-Charles Nagou, artisan local, avait créé Entreprises en détresse, un collectif visant à accompagner et à porter la voix des petites entreprises réunionnaises. Un des objectifs : mettre en place une cellule d’écoute et d’accompagnement pour les plus vulnérables.

À l’heure du coronavirus, Nagou a jugé indispensable de réveiller ce collectif et d’offrir, entre autres, une oreille attentive à ces Réunionnais en détresse. « Tous les jours, je reçois des appels de chefs d’entreprise au bord du suicide », confie l’artisan. Une façon de « rassembler pour sortir de l’isolement », selon les mots de Karine Infante, restauratrice dans la ville du Port, membre active du collectif.

Sur un territoire où 38 % de la population active vit déjà sous le seuil de pauvreté, cette crise pourrait être le coup de grâce porté à une économie insulaire doublement fragilisée. « L’économie réunionnaise fonctionne sur des moteurs à bout de souffle », explique Philippe Jean-Pierre, professeur d’économie à l’université de La Réunion. « La crise actuelle, comme les précédentes, révèle les faiblesses de notre modèle et l’extrême urgence d’en changer », poursuit le chercheur, spécialiste des économies ultramarines.

L’île – 3,5 fois plus petite que la Corse, mais 2,5 fois plus peuplée – manque de ressources naturelles, de main-d’œuvre et d’investissements étrangers. Les caractéristiques géographiques de La Réunion sont également des obstacles au développement de son économie, notamment en ce qui concerne la production agricole. Enfin, l’île est privée, pour une durée indéterminée, des revenus liés au tourisme, qui représentent une part prépondérante du PIB local. « La crise met à nu la vulnérabilité de nos tissus économiques, composés essentiellement de PME et de TPE. Combien vont pouvoir se relever ? »,interroge l’économiste.

S’il s’est éteint presque aussi soudainement qu’il s’est embrasé, le mouvement des gilets jaunes a laissé des traces. Les blocages et les mobilisations d’ampleur avaient cessé au bout de trois semaines, en raison notamment d’une certaine réactivité des autorités locales et gouvernementales. La ministre des Outre-mer, Annick Girardin, s’était rendue à La Réunion et avait annoncé des mesures d’urgence et un plan de plusieurs milliards d’euros, qui n’auront eu qu’un effet limité.

À l’époque, le mouvement avait été décrit comme « pire qu’un cyclone » par les acteurs économiques, qui estimaient les pertes entre 600 et 700 millions d’euros. Aujourd’hui, on craint que cette vague jaune soit minime comparée au tsunami que risque de provoquer le coronavirus, tant sur le plan économique qu’au niveau social. Dominique Vienne, président du Conseil économique, social et environnemental régional (Ceser), estime les pertes à 2,4 milliards d’euros sur les deux mois de confinement. Le coup porté aux petites entreprises fragiles pour qui l’heure était encore à la reconstruction s’annonce terrible.

« Beaucoup d’entreprises réunionnaises vont rester sur le carreau », alerte Ibrahim Patel, président de la chambre de commerce et d’industrie (CCI). Depuis le mouvement des gilets jaunes, on estime que 30 à 40 % des entreprises de l’île ne sont pas à jour de leurs cotisations sociales et fiscales. C’était pourtant une condition pour accéder au fonds de solidarité de 1 500 euros versé par l’État. Quant au deuxième fonds, de 2 000 euros, il ne devait être accordé qu’aux entreprises d’au moins un salarié, ce qui exclut 80 % des 36 000 entreprises que compte l’île. Les acteurs économiques ont bataillé pour obtenir le retrait de ces conditions de versement des fonds, considérés par Jean-Charles Nagou comme « anecdotiques ».

Comme Karine Infante, nombreux sont les entrepreneurs qui n’ont eu d’autre choix que de licencier. Alors que le taux de chômage dépasse 20 % (42 % chez les 15-29 ans) contre une moyenne nationale de 8,4 %, cette nouvelle vague s’annonce dévastatrice pour l’emploi. En ce qui concerne le salariat, les Réunionnais ont massivement eu recours au dispositif de chômage partiel. Selon le ministère du Travail, plus de 100 000 salariés en bénéficient, soit 56 % du secteur privé.

Pour pallier ce manque de soutien financier, Entreprises en détresse s’organise. Des paniers alimentaires sont distribués aux plus démunis, confectionnés avec l’aide des artisans et des entreprises qui le peuvent. « Certaines familles ne sont plus en mesure de se nourrir », déplore Jean-Charles Nagou. Sur le plan psychologique, les répercussions de la crise sont de plus en plus criantes. En cette période sensible, la vente d’alcool a été interdite après 17 heures, comme c’était le cas pendant la crise des gilets jaunes. « C’est long, ils pètent un câble », témoigne Jean-Charles Nagou, quotidiennement en contact avec ces petits chefs d’entreprise. « Ils sont à bout, vivent dans l’angoisse de ne jamais sortir la tête de l’eau, et surtout de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de leur famille. Certains n’en dorment plus. »

Face à cette détresse sociale, le collectif a mis en place la cellule Boost : les chefs d’entreprise en difficulté peuvent consulter anonymement et gratuitement des thérapeutes par téléphone. Jean-Charles Nagou avoue en avoir lui-même profité. « Ça fait du bien », sourit le père de famille. Un maillon parmi les dizaines qui forment un réseau de solidarité locale – largement consolidé lors de la crise des gilets jaunes – et devenu essentiel à la survie de certains foyers. Certains groupes de gilets jaunes se remobilisent également, improvisant par exemple un marché solidaire sur un rond-point à la fin du mois d’avril. Si la solidarité semble s’organiser bien au-delà de La Réunion, une enquête menée par Kantar Océan Indien via le site Linfo.re indique que 45 % des Réunionnais considèrent la solidarité comme la première solution face à la crise, contre 15 % dans l’Hexagone.

Même si elle est d’une grande violence, cette crise n’est pas le premier cyclone qui s’abat sur l’île tropicale. « Le roseau réunionnais plie, mais ne rompt pas », philosophe Philippe Jean-Pierre, persuadé qu’il existe des « opportunités dans les crises » : « Une fois l’urgence sociale passée, il faudra s’interroger sur ce qu’on pourra en tirer. » La crise pourrait être l’accélérateur d’un changement axé sur les économies d’avenir, comme l’énergie ou l’environnement. En attendant ce « changement de système », déjà évoqué par Emmanuel Macron lors de sa visite en octobre 2019, cette crise économique et sociale pourrait bien réveiller un volcan en sommeil. La page Facebook des gilets jaunes de La Réunion appelle à une mobilisation, « pour ne pas laisser s’installer l’autorité budgétaire », dès le 16 mai : « Acte 1 : fin du confinement. ».

Monde
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