Un printemps des gauches ?

Les idées, les contacts et les prises de position communes entre organisations se sont multipliés pendant le confinement. Des désaccords subsistent, mais le climat s’améliore sensiblement.

Agathe Mercante  • 26 mai 2020
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Un printemps des gauches ?
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Les fans de la série Game of Thrones le savent : les hivers peuvent durer bien plus que quelques mois. Dans le cas de la gauche, l’hiver dure depuis si longtemps qu’on peine à en dater le commencement. 1983 ? Les plus optimistes diront 2017. Mais au sens propre comme au sens figuré, le printemps a fini par arriver. Rien que durant le mois de mai, on a vu fleurir des dizaines de tribunes : pour le 1er Mai, pour faire tomber « le mur de la dette » en Europe, pour la « décentralisation et le dialogue », contre le « corona… viril ! », ou encore la très médiatisée « Au cœur de la crise, construisons l’avenir », signée par plus de 150 personnalités issues de la gauche et de l’écologie (1). Quelques rencontres numériques se sont tenues, comme celle à l’appel des associations, ONG et syndicats « Plus jamais ça » le 20 mai.

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Ou la veille, le 19, pour réfléchir et répondre à l’appel d’Europe Écologie-Les Verts, dont le secrétaire national, Julien Bayou, propose que se tienne cet été une « université du monde d’après ». Comme les fleurs, qui poussent à nouveau, certains des anciens dirigeants de gauche reviennent à la vie publique, à l’image de l’ancienne ministre de l’Éducation nationale et désormais directrice de l’ONG One, Najat Vallaud-Belkacem, ou de l’ex-ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, qui distillent çà et là leurs analyses du moment politique et leurs idées. « Nous assistons à une floraison d’initiatives que l’on a pas vue depuis très longtemps », se félicite Christian Paul, ex-député PS, fondateur, avec l’éditorialiste du mensuel Alternatives économiques Guillaume Duval, du Festival des idées (2) et initiateur de la tribune des « 150 ». « Il y a là une dynamique historique », constate Claire Monod, coordinatrice de Génération·s, l’une des signataires. Le texte, publié dans Politis, Libération, Mediapart, Regards et L’Obs, a rassemblé une bonne partie de l’arc de gauche ; des écologistes aux communistes en passant par les socialistes. Même Yannick Jadot, d’ordinaire peu enclin à prendre part à ce genre d’initiative, y a apposé sa signature.

Que les représentants de la gauche et de l’écologie françaises discutent, échangent et cosignent des appels n’a rien d’inédit. Ils n’en sont d’ailleurs pas à leur coup d’essai. En témoigne la plateforme unitaire contre la réforme des retraites, portée par tous en janvier, ou la création, bien antérieure à la crise du Covid-19, de « Pour un big bang » – monté par Clémentine Autain (LFI) et Elsa Faucillon (PCF) – ou du Festival des idées, en 2019. Et les boucles de discussions issues de ces rassemblements : « Arc-en-ciel », « Initiative commune », « Big bang » ou encore « Archipel de l’écologie ».

Le « moment » de la gauche

Mais il souffle sur ce printemps 2020 comme un air de convivialité et de rassemblement nouveau. « Le dialogue est permanent », se félicite Christian Paul. Tout comme les Françaises et les Français, qui ont appris, durant la période du confinement, à communiquer grâce aux plateformes de vidéoconférence, les politiques ont pris langue via internet. « Le confinement a facilité les contacts, les outils numériques les ont permis », explique Claire Monod. Et même celles et ceux qui ont des emplois du temps d’ex-ministres ont trouvé des moments pour échanger en ligne. Certaines conversations ont rassemblé jusqu’à cinquante personnes. « Cette volonté de dialogue et de rassemblement a donné lieu à des initiatives qui ont traversé les bannières », constate Christian Paul.

Ce qui a changé ? C’est que le moment politique s’y prête. « La pensée de gauche se trouve réhabilitée de manière assez spectaculaire », notait l’historien Jean Garrigues le 15 mai dans Libération. Réhabilitée, oui, mais pas à la faveur d’événements heureux. La crise du Covid-19, tout à la fois sanitaire, sociale, sociétale, politique et économique, met en effet en lumière des combats de la gauche. Et la gestion de la crise par le président de la République et le gouvernement leur a, pensent certain·es, donné raison. « Les premières mesures prises par Emmanuel Macron étaient marquées à gauche », estime Claire Monod. Aide pour les ménages plus modestes, chômage partiel, entrée au capital des entreprises nationales – sans contrepartie écologique malheureusement –, promesse – qui ne sera sans doute pas tenue – de revalorisation des salaires pour les professions essentielles… Le 12 mars, au lendemain de l’allocution d’Emmanuel Macron, EELV, le Parti socialiste et même Jean-Luc Mélenchon appelaient à la solidarité et à la cohésion. Ils ont rapidement déchanté mais, à l’époque, « ça nous donnait un sentiment de légitimité », explique la coordinatrice de Génération·s. Côté Europe itou : « Revenir sur le dogme des 3 % de déficit, ça n’est pas rien », poursuit-elle.

« Les thématiques qui reviennent au cœur du débat ont été historiquement portées par les gauches françaises : la répartition des richesses, les nationalisations, jusqu’au revenu universel. Toutes ces idées qui étaient marginalisées réapparaissent à un moment de tournant », constate Jean Garrigues. À ces sujets s’ajoutent la protection sociale, l’habitat, la santé, les services publics, la décentralisation et une acerbe critique des institutions – « On est tous d’accord pour sortir de la monarchie républicaine », indique l’eurodéputé de Place publique Raphaël Glucksmann. Plus vastement, la critique contre le système économique mondial est partagée. « Il y a une poussée idéologique anti-libérale », constate Éric Coquerel, député insoumis de Seine-Saint-Denis. Mais ce tournant est aussi écologiste. Au cours des réunions, la question de la rupture avec le productivisme, la transition écologique, l’urgence « planétaire » de remise en cause du système n’ont que peu fait débat. « On voit bien que l’écologie n’est même plus une question, ce n’est même plus un sujet », indique Claire Monod. « Elle est au cœur de notre horizon de transformation », abonde Raphaël Glucksmann. Cette mue écolo, en apparence achevée à gauche, répond avant tout à une impulsion de la société. « Toutes nos idées ont germé », se félicite Sandra Regol, numéro 2 d’EELV. « Il y a une demande d’écologie, une critique sociale et sociétale, comme avec l’Affaire du siècle et, en même temps, un affaissement politique du macronisme », analyse un proche du parti.

Défiance et désaccords

Tous d’accord, vraiment ? « L’écologie est un fil conducteur, à condition de ne pas en faire une priorité exclusive », tempère l’un des signataires de l’appel des 150. La route est encore longue pour parvenir à ce que tous s’entendent. Si les partis de gauche préfèrent s’accrocher à ce qui les unit, ils ont pourtant bien des désaccords. « Qu’est-ce qu’on fait des politiques européennes et du renoncement au nucléaire ? », s’interroge Raphaël Glucksmann. « C’est bien d’envisager les nationalisations, mais est-ce qu’on est prêts à revenir sur les accords européens ? », relève Éric Coquerel.

Le texte de la tribune des 150, aboutissement de plusieurs semaines de réflexion et d’échanges, ne semble même pas convenir à tous : « J’ai trouvé ce texte très mou, confesse un écologiste. Tout cela ne nous dit pas comment les gens vont payer leur loyer. » Une tiédeur à même d’expliquer l’absence, remarquée, des membres de La France insoumise dans le cortège de signataires ? « Le PCF n’y est pas, Fabien Roussel ne l’a pas signé non plus, note Éric Coquerel. Et puis Aurélien Taché [député ex-LREM, également signataire] a quand même voté pour la réforme des retraites », rappelle-t-il. Si la formation de Jean-Luc Mélenchon ne ferme pas la porte aux discussions, la tribune « Au cœur de la crise, construisons l’avenir » a omis un détail cher aux insoumis : « Ils ne parlent même pas des luttes sociales de ces deux dernières années », constate le député. La dynamique sociale et citoyenne est en effet le point noir de toute entreprise politique, et plus spécialement pour la gauche, qui s’est progressivement détachée des classes populaires sans agréger pour autant de nouveaux électeurs. « On ne règle pas tout en faisant des Zoom, il faut une impulsion de la société civile », estime Raphaël Glucksmann. En France, et sous la présidence d’Emmanuel Macron, les mouvements sociaux ne manquent pas. Ils sont simplement, à l’instar des gilets jaunes, réticents à s’allier ou même à recevoir le soutien des partis politiques. Vous avez dit défiance ?

Un camp qui se cherche encore

La gauche et les écologistes devront donc trouver, au-delà de leurs discussions et de certains de leurs désaccords, un moyen, une lutte commune pour réveiller l’engouement populaire. En la matière, La France insoumise fait figure de maître. N’a-t-elle pas fédéré autour de son candidat à l’élection présidentielle plus de 7 millions de votants ? Même affaiblie par la perquisition de son siège en 2018 et son effondrement aux élections européennes, la formation politique continue de fédérer autour d’elle : 300 000 personnes ont assisté au meeting donné en ligne le 17 avril par le mouvement. Intéressé par ces rapprochements à gauche, Jean-Luc Mélenchon a confié à Mediapart : « Progressivement, en se rapprochant les uns des autres, ils arrivent sur les positions de “L’Avenir en commun” [programme politique de LFI] qui est une synthèse de ces deux courants politiques. » Mais pas question, pour les insoumis, de revenir à un attelage électoral. « À partir du moment où on a réussi à devenir le centre de gravité, ce n’est pas pour réduire tout à néant et passer les plats à d’autres », prévient Éric Coquerel. Chats échaudés craignent l’eau froide. Tout le monde semble d’accord sur ce point. Christian Paul : « L’unité n’est pas une fin en soi. » Raphaël Glucksmann : « Ce n’est pas en additionnant les sigles qu’on créera une dynamique politique. »

À la suite de la réunion avec les associations, ONG et syndicats auteurs de la tribune « Plus jamais ça », les partis sont unanimes : il aurait fallu, il faut et il faudra mener « des campagnes de mobilisation unitaires » victorieuses. Mais, prévient Éric Coquerel, « ce n’est pas parce qu’on est capables de partir ensemble sur des initiatives communes qu’on peut gouverner ensemble ».

Il le faudra peut-être pourtant. Car si le fond de l’air est de gauche et écologiste, il peut aussi, à un observateur différent, paraître xénophobe et nationaliste ou même ultralibéral. « “Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres”, analyse Sandra Regol, citant Gramsci. On ne peut pas exclure un retour en force du camp libéral. Il a déjà commencé. L’Institut Montaigne, qui veut revenir sur les 35 heures, en est l’exemple. » Raphaël Glucksmann prévient aussi : « Il n’est pas évident que le monde d’après sera celui de la solidarité et des services publics, quand on voit les Orbàn, Salvini et consorts, on le comprend. Ils sont bons, il bossent, ils sont en avance… Et si on se dresse contre l’extrême droite sur Twitter en disant “no pasaran”, ils gagneront. » Ce que résume un écologiste : « On peut aussi sortir de la pandémie de façon autoritaire et patriarcale ».

La gauche et les verts devront donc affronter « les trois droites, les libéraux, les extrêmes et les “tradis” » en 2022, prédit Sandra Regol. Une perspective difficile pour « un camp qui se cherche encore », estime Claire Monod, même si personne à gauche et chez les écologistes ne veut pour l’instant se résoudre à une nouvelle défaite. « Si la social-écologie n’est pas foutue de proposer quelque chose, c’est à se pendre », déplore Raphaël Glucksmann. Reste donc à compter sur la société civile, pour que, comme l’espère Christian Paul, citant Albert Camus, ce printemps de la gauche devienne « un invincible été ».


(1) « En Europe, le mur de la dette doit tomber ! », Les Échos, 6 mai ; « Après le Covid-19, l’appel des départements de gauche pour plus de décentralisation et de dialogue », Le JDD, 16 mai ; « En finir avec le corona… viril ! », Huffington Post, 6 mai ; « Au cœur de la crise, construisons l’avenir », Politis.fr et d’autres médias, 14 mai.

(2) Le premier Festival des idées s’est tenu début juillet 2019 à La Charité-sur-Loire. Une seconde édition est prévue du 4 au 6 septembre 2020.

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