Auguste Escoffier, un temps d’avance

Mêlant archives et regards actuels, Olivier Julien livre un documentaire éclairant sur un chef cuisinier qui a révolutionné la table.

Jean-Claude Renard  • 17 juin 2020 abonné·es
Auguste Escoffier, un temps d’avance
© En 1930, Auguste Escoffier (à gauche) avec l’équipe d’un restaurant niçois.Photo : JACQUES MUNCH/AFP

Comment changer sa vie en destin ? a dû s’interroger Auguste Escoffier (1846-1935). Tenté par les beaux-arts, il voulait devenir sculpteur ; il sera cuisinier. Placé à 13 ans chez un oncle restaurateur à Nice, il monte à Paris six années plus tard, en 1865. Si le métier de cuistot est encore peu considéré, il songe déjà que la cuisine est un art et une science, rêve du prestige dont jouissait Marie-Antoine Carême avant lui, casseroleur en chef de Talleyrand.

Paris alors, dans ce mitan du XIXe siècle, est en transe de -bouleversements. Le baron Haussmann transforme la ville, qui se veut centre mondial d’un univers hédoniste peuplé de riches bourgeois, d’aristocrates en déclin, d’artistes et de demi-mondaines friandes de tables spectaculaires.

Employé au Petit Moulin rouge, dans le quartier chic de l’Élysée, le jeune Provençal gravit les échelons, commis rôtisseur d’abord, puis du garde-manger au poste de saucier. Tout en se confrontant aux conditions de travail terrifiantes, des heures durant, subissant la chaleur (on cuisine exclusivement au charbon), les rivalités d’un -personnel masculin, les insultes, les brimades et les humiliations. Il enchaîne les maisons, débarque au Savoy de Londres avec une solide expérience et des idées : sortir des habitudes et des pratiques séculaires par une approche du métier un peu plus humaine, et plus rationnelle.

C’est l’un des intérêts majeurs de ce passionnant documentaire, Auguste Escoffier ou la gastronomie moderne, d’Olivier Julien, qui mêle gravures, images d’archives, photographies et regards actuels (Yves Camdeborde, Fabrice Lasnon, Michel Roth, Nicolas Sale, Thierry Marx). Le -réalisateur ajoute quelques scènes de reconstitution, faisant basculer le film dans le docu-fiction, qui, pour autant, ne tombe pas dans le piège de la spectacularisation, avec un Escoffier en pleine réflexion dans son exercice.

Des fastes du Second Empire au milieu des années 1930. Le temps d’une révolution de la table par un homme qui développa, du Savoy au Ritz en passant par le Carlton, et de Paris à New York, des méthodes de management et orchestra une hiérarchie du travail, ou plutôt sa division. À chaque chose une place, et une place pour chaque chose. Un responsable à la sauce, d’autres à la rôtisserie, aux entremets, à la pâtisserie : c’est déjà presque du taylorisme.

Escoffier privilégie les conditions de travail (sans parvenir, toutefois, à débarrasser les cuisines de leurs violences), un allégement des tâches, s’adapte à l’ère moderne. Installant, par exemple, des ampoules électriques au-dessus des casseroles, songeant au maintien d’un plat au chaud, à l’ergonomie des espaces, calculant le nombre de pas qui sépare les postes, saisissant encore combien il est important de déléguer. Avec un certain succès. Ce n’est pas à un style de cuisine qu’adhère son personnel, mais bien à une vision de la cuisine, à un état d’esprit. Qui ne touchera pas que les palaces mais tous les restaurants. C’est en cela qu’Escoffier a marqué la gastronomie.

Cet état d’esprit transparaît aussi dans le premier ouvrage du chef, Le Guide culinaire (1), publié en 1902. Sur un ton parfois ampoulé, il y décline 5 000 formules (des sauces aux hors-d’œuvre, des entremets aux pâtés et terrines, des rôtis aux potages, des sandwichs aux desserts). Soit un aide-mémoire pratique, scientifique et précis, « en rapport avec les nécessités de la vie ultra rapide qui est celle de nos jours », écrit-il, amené « par la force des choses à supprimer les socles, à créer de nouvelles méthodes de dressage simplifié et, pour appliquer ces méthodes, à créer également un nouveau matériel ». Foin de menus roboratifs mais une cuisine « pour combattre les désastreux effets de la suractivité moderne sur les centres nerveux ».

L’artisan d’élite a tôt eu conscience des transitions de la table. Averti « des exigences de la clientèle contemporaine », toujours plus pressée, d’une cuisine aux impératifs de santé, aux rapports nutritionnels. Visionnaire, c’est peu dire.

(1) Réédité aux éditions Flammarion.

Auguste Escoffier ou la naissance de la gastronomie moderne (1 h 31), sur arte.tv, jusqu’au 4 août.

Culture
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