Droit d’inventaire du « capitalisme prédateur »

Le journaliste Laurent Mauduit dresse un bilan de quarante ans de privatisations, comme un appel au sursaut.

Erwan Manac'h  • 23 septembre 2020 abonné·es
Droit d’inventaire du « capitalisme prédateur »
La société GAN Assurances a été privatisée en 1995 par Lionel Jospin.
© PIERRE BOUSSEL / AFP

Cela a commencé par les banques, les assurances et les joyaux de l’industrie, avant les grands réseaux (télécommunications, énergie, poste et transports) et les services publics. Désormais, le mouvement s’immisce dans le moindre recoin de l’action publique, à coups d’« antiphrases », de « mensonges dissimulés » et « d’euphémismes », comme un assaut d’hypocrisie qui rase pourtant tout sur son passage.

Laurent Mauduit, journaliste et cofondateur de Mediapart, dresse dans Prédations. Histoire des privatisations des biens publics l’inventaire de quatre décennies de travail de sape, tout en puisant dans l’histoire économique plus ancienne la genèse de ce « virus néolibéral ». Exemples nombreux à l’appui, il décrit comment les trésors industriels sont systématiquement bradés – « bilan que personne n’a jamais dressé » – et décrypte la connivence entre la haute fonction publique et les banques d’affaires. Un « festin » au cours duquel « l’État s’est considérablement affaibli », écrit-il.

« Dans le capitalisme d’actionnaires qui émerge dans les années 1980 et 1990, analyse l’auteur, le capital ne tolère pas que des sphères de la vie économique lui échappent. » Il prévient en conséquence : la Sécurité sociale, l’université, la santé, l’éducation, les forêts ou même la monnaie ne sont pas protégées contre une forme de privatisation plus sournoise, qui commence notamment par une politique d’austérité qui appauvrit les services publics. « Par mille interstices, le virus de l’argent a pénétré le cœur même de la Sécurité sociale et a commencé à le pervertir. Lentement, insidieusement, méthodiquement », alerte Laurent Mauduit, qui réclame « un audit citoyen large pour établir les saccages du raz-de-marée néolibéral ».

En conclusion, le journaliste écarte deux solutions fausses à ses yeux. Les tentatives de renationalisation se sont « presque toutes soldées par des échecs » et « ne s’insèrent pas dans un projet émancipateur ou réellement progressiste », notamment parce que « l’État actionnaire ne se comporte souvent pas mieux que les actionnaires privés eux-mêmes ». De même, les expériences coopératives ont souvent échoué – ou ont été dévoyées – car elles évoluent dans un monde qui leur est hostile. L’auteur invite donc à examiner, entre l’État et la propriété privée, une troisième voie : celle des « communs », une « aspiration » encore à défricher qui suggère l’invention de formes démocratiques nouvelles et d’une culture de la délibération qui « fasse que le bien commun soit administré par les citoyens eux-mêmes ». Cette piste, conclut-il, ne permettra pas de faire l’économie d’un questionnement radical sur la propriété privée, débat aujourd’hui « interdit », qui rouvrirait pourtant un horizon à la gauche. Un livre d’une grande précision, exigeant, qui constitue une arme intellectuelle.

Prédations. Histoire des privatisations des biens publics Laurent Mauduit, La Découverte, 220 pages, 19 euros.