Miossec : « J’ai vraiment envie d’aller au charbon »

Rencontre avec l’auteur-compositeur-interprète Miossec à l’occasion de la réédition de Boire, son renversant premier album sorti en 1995, et de la tournée généreuse qui s’ensuit.

Jérôme Provençal  • 16 septembre 2020 abonné·es
Miossec : « J’ai vraiment envie d’aller au charbon »
« Une chanson, c’est fulgurant et c’est léger, il faut la laisser vous tomber dessus. »
© Christophe ARCHAMBAULT/AFP

Vingt-cinq ans après, Boire continue à procurer une griserie immédiate et durable. Mû par une puissante dynamique intérieure, l’album déverse treize chansons à fleur de peau, qui jaillissent avec l’absolue clarté de l’évidence. Gorgées de poésie crue, les paroles exsudent une totale liberté de ton et leur force expressive se décuple au contact d’une musique idéalement accordée – un folk-rock minimaliste, sans batterie, aux arrangements discrets mais riches de nuances profondes. À la fois fougueux et contenu, abrupt et délicat, sec et dru, l’ensemble s’avère d’une frappante singularité.

Largement acclamé à sa sortie, au début du printemps 1995, l’album révèle en Christophe Miossec un auteur-compositeur-interprète de premier plan et l’impose d’emblée comme l’une des grandes figures de la nouvelle chanson française alors en plein essor, aux côtés notamment de Dominique A et de Philippe Katerine. Il compte aujourd’hui onze albums studio à son actif et, sans jamais avoir encore retrouvé l’état de grâce initial, se montre régulièrement très inspiré, en particulier sur Brûle (2001), 1964 (2004), L’Étreinte (2006) et Ici-bas, ici même (2014).

Pour fêter les 25 ans de Boire, l’album est réédité dans une version remastérisée, accompagnée d’un fastueux livret. Cette célébration donne également lieu à une tournée intitulée Boire, Écrire, S’enfuir, qui démarre le 24 septembre à Brest (la ville natale de Miossec) et va s’étendre jusqu’en juin 2021 – si tout se passe bien… En outre, paraît ces jours-ci le maxi 45 tours Falaises !, conçu et enregistré par le chanteur avec Mirabelle Gilis, jeune musicienne rencontrée en 2015 et devenue sa compagne. Contenant quatre chansons délicatement escarpées et teintées d’une douce mélancolie, ce disque s’ouvre avec « En », splendide ballade en apesanteur qui scelle en beauté l’union de leurs deux cœurs et de leurs deux voix.

Commençons par un flash-back. Nous sommes en avril 1995, vous avez 30 ans, vous publiez votre premier album. Que ressentez-vous et qu’espérez-vous ?

J’éprouve avant tout un grand sentiment de libération. À cette époque, 30 ans me semblait un peu l’âge limite pour faire de la musique. J’avais travaillé intensivement pendant trois ans sur des maquettes de chansons, en progressant très lentement, et j’étais vraiment soulagé d’arriver enfin à sortir un album. Pour la suite, j’avais comme principal horizon de faire des concerts à travers toute la Bretagne, ce qui pouvait me permettre de gagner ma vie avec ma musique.

Du coup, l’accueil très favorable réservé à l’album, par la critique autant que par le public, a dû largement dépasser vos espérances. Comment avez-vous réagi à cette reconnaissance ?

Sur le moment, je n’en ai pas réellement pris la mesure. À vrai dire, je trouvais même les bonnes critiques presque louches. J’étais le nez dans le guidon et je n’avais qu’une hâte : faire un deuxième disque.

Qu’est-ce qui vous frappe le plus, positivement ou négativement, quand vous écoutez l’album aujourd’hui ?

J’ai toujours du mal à réécouter ce que j’ai fait, notamment au niveau de la voix. Anniversaire oblige, j’ai tout de même réécouté Boire et l’expérience s’est avérée surprenante car je n’ai pas trouvé l’album particulièrement âpre ou rugueux, contrairement à ce qu’on en dit généralement. Je m’étais fait à l’idée qu’il y avait beaucoup plus de rudesse dans ce disque.

Si c’était possible, aimeriez-vous le modifier d’une façon ou d’une autre ?

Non, je ne crois pas. Ça me semble impossible de changer quelque chose ou d’enlever une chanson. L’album tient aussi avec ses faiblesses. En cherchant à l’améliorer, on risque de perdre ce qui en fait le charme. Gilles Martin [producteur belge chevronné qui a produit et mixé l’album – NDLR] a eu l’intelligence de vouloir rester le plus proche possible du son de la cassette démo enregistrée dans ma chambre. C’est pour cette raison aussi qu’il n’y a pas de batterie sur le disque, par exemple. Grâce à Gilles, nous avons réussi à garder et à capter l’essence de la musique.

En quoi avez-vous changé ou progressé, en tant que musicien, depuis cette époque ?

Quand on fait de la musique, la notion de progrès apparaît très relative. Au fur et à mesure du parcours, on réalise des avancées et on crée des choses à peu près satisfaisantes, mais on revient parfois aussi en arrière, on se plante, on se ramasse… Ce n’est pas du tout une belle ligne droite bien tracée.

Avez-vous des habitudes, voire des rituels pour écrire et composer ?

C’est drôle : après tout ce temps, je n’arrive toujours pas à savoir comment naît une chanson. Ça peut venir de tant de façons, par exemple d’un truc entendu qui déclenche une envie d’écriture. En tout cas, je ne me suis jamais astreint à une discipline stricte de travail comme un écrivain. Une chanson, c’est fulgurant et c’est léger, il faut la laisser vous tomber dessus, on ne doit justement pas sentir le travail. Généralement, les meilleurs textes viennent rapidement. Si ça commence à ramer au bout de quatre ou cinq phrases, il vaut mieux souvent ne pas forcer.

L’alcool coule abondamment dans Boire. Il vous a aussi longtemps accompagné. En 2010, vous avez arrêté, du jour au lendemain, sous peine de graves problèmes de santé. Comment vivez-vous cette -abstinence ?

À l’époque de Boire, l’alcool faisait intégralement partie de mon mode de vie. Je passais beaucoup de temps dans les troquets. La musique y était aussi intimement liée. Par exemple, monter sur scène sans boire était absolument inenvisageable. J’ai tendance à toujours voir le côté positif des choses. Alors, quand on m’a dit que je devais arrêter l’alcool, je l’ai vraiment pris comme une grande nouvelle. Vu que j’ai commencé à boire tard, j’ai eu l’impression de revenir vers la vie que j’avais avant, de retrouver celui que j’étais à 20 ans. J’ai aussi pu constater que j’étais meilleur sur scène sans alcool et que je pouvais affronter le trac comme un grand garçon [rires].

Arrive-t-il que l’alcool vous manque ?

Non, vraiment pas. Si j’avais le droit de boire deux ou trois verres de temps en temps, ça pourrait virer au supplice. Comme je ne dois pas en boire du tout, la donne n’est pas la même.

Parmi les chansons les plus marquantes de Boire figure en particulier « Regarde un peu la France ». Qu’éprouvez-vous en regardant un peu la France de 2020 ?

Une grande inquiétude. J’aurais peut-être répondu la même chose il y a dix ans, mais la pandémie de Covid-19 accroît encore ce sentiment d’inquiétude. La crise sanitaire actuelle risque d’avoir des conséquences terribles sur le plan économique et d’appauvrir encore plus des personnes déjà précaires.

Où et comment avez-vous vécu la période du confinement ?

Dans le Finistère. Ça m’a semblé assez irréel… Mirabelle et moi avons saisi le moment pour nous lancer dans une aventure musicale en duo.

Qu’est-ce qui vous plaît en particulier dans le Finistère ?

La population. À Brest, il y a une facilité des rapports humains que j’aime vraiment beaucoup. C’est simple et direct. Franchement, ça me convient très bien [rires].

En 2008, vous avez été candidat aux élections municipales de Locmaria–Plouzané, en dernière position sur une liste que vous présentiez alors comme « plus ou moins de gauche ». Quelle était votre -motivation ?

Jean Le Traon, qui aspirait à devenir maire de la commune, m’avait proposé de me joindre à lui. J’ai accepté car je trouvais que c’était un mec chouette, mais à condition d’être en position non éligible. Une activité politique ne me semble pas compatible avec le métier de musicien, en tout cas tel que je le pratique, c’est-à-dire en étant souvent sur la route. Aux dernières élections municipales, j’ai soutenu François Cuillandre (PS), le maire sortant de Brest, avant tout pour faire barrage à sa principale adversaire, Bernadette Malgorn (à droite, sans étiquette), qui avait été surnommée « Bernie la matraque » à l’époque où elle était préfète de Bretagne et d’Ille-et-Vilaine [de 2002 à 2006 – NDLR].

De quoi va se composer le répertoire de la tournée organisée pour les 25 ans de Boire ?

Sur cette tournée m’accompagnent Mirabelle Gilis (violons, claviers, mandoline, chant), -Sébastien Hoog (guitare), Laurent Saligault (basse) et Guillaume Rossel (batterie, claviers, guitare). Nous allons d’abord jouer l’album dans sa totalité, en respectant l’ordre des chansons sur le disque, et dans des versions à la fois fidèles au disque et proches de ce que nous faisions sur scène à l’époque – même si j’ai l’impression de mieux chanter maintenant, heureusement [rires]. Ensuite, nous allons enchaîner avec les chansons de Falaises ! Par ailleurs, j’étais censé reprendre certaines des chansons que j’ai écrites pour d’autres, mais je me suis rendu compte durant les répétitions que les chansons écrites pour d’autres ne se reprennent pas si facilement. Je peux le faire, mais le résultat n’est vraiment pas probant. Il a fallu s’y atteler pour en prendre conscience.

Les mesures de protection imposées par la pandémie en cours vont vous amener à jouer devant un public masqué et assis, sur une partie des dates – et peut-être même sur l’ensemble de la tournée. Dans quel état d’esprit abordez-vous cette situation pour le moins spéciale ?

J’ai une vraie envie d’aller au charbon, encore plus que d’habitude. En juillet, Mirabelle et moi avons donné un concert aux Francofolies de La Rochelle dans le respect des mesures sanitaires. J’ai ressenti une vibration particulière, j’ai eu l’impression que ce que nous faisions prenait plus de sens, plus de relief. Après plusieurs mois de privation, la musique live revêt presque une dimension d’utilité publique.

Boire (PIAS), Falaises ! (Columbia/Sony). En tournée à partir du 24 septembre. www.christophemiossec.com

Musique
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