« Violences », de Léa Drouet : Exil et chuchotements

Dans Violences, Léa Drouet évoque les tragédies de notre époque avec un subtil langage minimaliste.

Anaïs Heluin  • 7 octobre 2020 abonné·es
« Violences », de Léa Drouet : Exil et chuchotements
© Cindy Séchet

Pour Léa Drouet, la scène de théâtre est un espace où inventer des langages pour montrer autrement les tragédies contemporaines. C’est un lieu où les sciences humaines prennent voix et corps à grande distance des idées reçues. Dans Mais dans les lieux du péril croît aussi ce qui sauve (2016), par exemple, elle partage sa récolte de paroles de skateurs, qui disent leur rapport à la blessure et au risque. Elle y questionne aussi la notion de groupe, qu’elle continue d’explorer dans Boundary Games (2018), où la crise des flux migratoires en Europe prend la forme d’une chorégraphie pour six interprètes manipulant des objets rectangulaires.

Créé en septembre dans le cadre du festival Actoral à Marseille, Violences poursuit cette recherche sur les déplacements forcés. Avec la collaboration de la philosophe et dramaturge Camille Louis, Léa Drouet y construit un vocabulaire minimaliste où objets et gestes se mêlent aux mots pour déplacer notre regard. Elle appelle à la naissance d’un témoin nouveau.

Pas d’image d’enfant échoué sur une plage dans Violences. Aucune trace de barque ni de campement. Seulement du sable en guise de paysage, où des cubes et autres formes colorées suggèrent une présence humaine. Éclairée par des projecteurs, Léa Drouet semble immense dans ce décor aux allures trompeuses de cour de récré. Toute de noir vêtue, à la manière d’une marionnettiste qui voudrait faire croire à l’autonomie de ses créatures, l’artiste manipule les matières et les objets avec une lenteur et une précision qui nous emmènent d’emblée loin des représentations dominantes.

On ne peut d’ailleurs pas vraiment parler de « représentation » : au croisement de l’installation, du récit et du geste, –Violences reste au seuil de l’image. En déployant en parallèle une expression corporelle et une parole qui entretiennent des rapports complexes, Léa Drouet invite à quitter la passivité dans laquelle nous plongent les flux d’information pour adopter une approche plus active, plus critique.

Avec un doux ton de conteuse, presque un chuchotement qu’elle entretiendra tout au long du spectacle, Léa Drouet commence par évoquer son rapport personnel au phénomène qui l’intéresse. À l’âge où d’autres s’amusent dans des bacs à sable, raconte-t-elle, sa grand-mère a dû fuir le pays où elle-même «est née mais où elle ne vit pas». Sans qu’elle soit formulée de manière explicite, la mémoire de la rafle du Vél d’Hiv donne au sable une gravité et une densité qui lui sont inhabituelles. L’artiste poursuit avec un récit qui ne la concerne pas directement. Nourrie par des recherches sur un ensemble de mouvements sociaux – « émeutes de 2005, lutte du Comité Adama, gilets jaunes, combat de libération du peuple kurde tel qu’il se mène dans le Rojava », explique-t-elle dans le dossier du spectacle –, la comédienne raconte le meurtre de la petite Mawda par un policier belge en 2018 lors d’une course-poursuite. Une tragédie qui en évoque beaucoup d’autres.

Privée du sensationnalisme souvent associé dans les médias au type de fait qu’elle relate, la parole de Léa Drouet s’inscrit dans une forme de rituel très personnel mais compréhensible par tous. En évoquant des disparitions en toute simplicité, sans en imposer une quelconque lecture, Violences nous invite à nous faire les témoins agissants des catastrophes de notre temps.

Grâce aux espaces qui séparent clairement toutes ses composantes – le geste et la parole, le mot et ce qu’il désigne… –, cette création réussit à créer les conditions nécessaires pour se faire violence en pensant hors des sentiers battus de la bonne conscience. En mêlant nos petits exils intimes aux grands départs collectifs.

Violences, Nanterre-Amandiers, du 7 au 10 octobre, 01 46 14 70 00.

Théâtre
Temps de lecture : 3 minutes