« Afropea », de Léonora Miano : Des identités fécondes

Dans son essai, la romancière Léonora Miano expose avec force et subtilité cette idée neuve, _Afropea_, qui fait le lien entre la mémoire du passé et le présent à habiter, et montre ce qu’elle pourrait apporter aux Afrodescendants d’Europe, mais aussi aux pays où ils sont nés et où ils vivent, telle la France, et à l’Afrique.

Christophe Kantcheff  • 11 novembre 2020 abonné·es
« Afropea », de Léonora Miano : Des identités fécondes
Pour Léonora Miano, l’identité est dans la culture, pas dans la couleur.
© JF Paga

Afropea » ? Léonora Miano en donne une définition dès les premières lignes de son livre : « Est dite afropéenne une personne d’ascendance subsaharienne née ou élevée en Europe. » Elle précise : « Les concernés sont avant tout dépositaires d’un vécu européen. C’est en Europe qu’ils ont passé leurs années de formation, celles de l’enfance et de l’adolescence, dont on connaît l’importance pour la structuration de la personnalité. Les Afropéens sont souvent enfants, petits-enfants ou arrière-petits-enfants d’immigrés sub-sahariens. Contrairement à leurs ascendants, ils ne connaissent que la vie en situation de minorité. »

Léonora Miano n’a pas écrit Afropea pour défendre sa condition. Née à Douala, au Cameroun, elle y a grandi et fait ses études. Elle est une Subsaharienne dont le vécu est donc tout autre. En outre, aujourd’hui romancière de renom, prix Femina en 2013 pour La Saison de l’ombre (Grasset), elle occupe une place très singulière dans le pays dont elle a acquis la nationalité, la France. L’auteure ne cache nullement qu’elle aborde le concept d’Afropea de l’extérieur et souligne que son livre se veut une contribution à la réflexion sur cette question et non pas, par exemple, un manifeste, malgré la force de conviction qu’elle y développe. Elle a des raisons intimes et politiques de le faire – les deux registres ne se démêlant pas. En particulier : sa préoccupation de l’avenir de la jeunesse d’ascendance subsaharienne née et vivant en France. Sa fille en fait partie. Mais, de l’Afropea, l’auteure voit aussi ce que les deux continents, l’Afrique et l’Europe, pourraient tirer d’apaisement et d’enrichissement.

D’emblée, cette notion a signifié l’échange et non la confrontation. Léonora Miano fait l’historique de ce mot. Né dans le milieu musical, il a été utilisé pour la première fois dans les années 1990 par David Byrne, l’ex-leader des Talking Heads. « Il entend ainsi désigner, écrit-elle, un continent fictionnel permettant d’explorer, à travers la musique, l’influence des cultures africaines sur la sensibilité européenne. »

Le concept fait florès, repris par d’autres musiciens et artistes, notamment l’excellente Zap Mama (sur l’album Adventures in Afropea 1), au point de perdre en précision dans sa signification. Mais Léonora Miano garde un élément essentiel de son acception originelle : c’est une _« utopie », qui appelle un imaginaire ensemenceur. « Afropea, à travers le nom même qui la définit, propose une voie inédite, ne résidant ni dans l’affrontement en tant que tel ni dans un simple retournement de la situation permettant aux derniers d’être à leur tour les premiers […]. [Elle] est la seule des désignations afrodescendantes à procéder selon ce modèle. Elle s’autorise à se projeter dans un futur ne faisant place ni au tiraillement intérieur ni au ressentiment. »

Pour autant, cette pensée neuve n’est en rien autoréalisatrice ni ne se borne à de bonnes intentions consensuelles, comme l’éloge du métissage. Au contraire, elle ne tolère aucune facilité. L’Afropea ne s’entend qu’à condition d’avoir analysé tous les obstacles qui y font barrage. Ce travail préalable de déconstruction intellectuelle, qui occupe une bonne part du livre, n’épargne aucune des parties en présence. « Plus qu’une simple démarche identitaire, Afropea me semble énoncer une exigence et véhiculer une critique du fonctionnement des deux univers qui la constituent », écrit l’auteure.

Le sous-titre du livre donne une idée de la direction suivie : « Une utopie post-occidentale et post-raciste ». Léonora Miano souligne en effet les ravages commis par l’occidentalité, cette « pathologie ». La notion ne recouvre pas seulement le « caractère de l’Europe conquérante et de ses extensions -américaines, telles que l’humanité dut les endurer à partir de la fin du XVe siècle ». Et qui a continué à se propager dans le monde, sous une autre forme de violence, le capitalisme. L’occidentalité a aussi des conséquences dommageables sur la perception de soi.

Léonora Miano montre combien la colonisation a imposé sa grille identitaire en racialisant les civilisations et en instaurant notamment la figure du Nègre ou du Noir, qui n’avait pas lieu d’être dans les sociétés subsahariennes précoloniales. Elle se livre ainsi à une inhabituelle critique des pères de la négritude – qui furent moins bien reçus en Afrique qu’en France –, tout en reconnaissant ce qu’ils ont apporté. Mais ils témoignent, dit-elle, de cette « intériorisation de la vision raciste importée par l’Europe » à laquelle ils ont voulu s’opposer en en reprenant les termes.

Elle rejette « l’essentialisme afrocentrique », exprimé en Europe comme en Afrique, qui nie l’existence d’une identité spécifique afropéenne au profit d’une identification des Afro-descendants aux Africains. De même qu’elle voit dans ce film « affligeant » qu’est Black Panther – le premier blockbuster, produit par les studios Marvel en 2018, avec une distribution uniquement composée de comédien·nes noir·es – une « niaiserie proprette », une « fuite et un acte de soumission, car il n’y a rien de plus occidental qu’une geste limitant l’Afrique à des parures et au culte des ancêtres ».

Afropea annonce un changement de paradigme. Il s’agit de se défaire de la focalisation sur la race pour se définir. « L’identité n’est pas dans la couleur, elle est dans la culture et dans le vécu », écrit l’auteure. De quelle culture commune pourraient se revendiquer les Afropéens de France, habités par un passé et présents dans un espace à habiter ? Elle est encore à édifier, selon Léonora Miano, qui, au passage, déclare qu’elle ne proposera plus de roman pouvant passer pour afropéen afin de ne pas prendre la place des premiers concernés – elle touche là à la question de l’appropriation culturelle : « Rien d’humain ne nous est étranger, écrit la romancière, j’en suis convaincue et ne me sens illégitime pour dire aucune histoire. C’est par solidarité que je m’efface. »

Si les jeunes Afrodescendants se replient trop souvent sur leur identité subsaharienne, en mythifiant un continent africain que pour la plupart ils ne connaissent pas, c’est parce que la France ne leur laisse guère le choix. « Il apparaît évident que l’identification pacifiée à une France encore enferrée dans son habitus colonial n’est pas concevable. » Au contraire, Léonora Miano appelle de ses vœux une France qui reconnaîtrait ces jeunes comme une composante à part entière de ce qu’elle est. Les DOM-TOM ne seraient pas des espaces relégués, utiles uniquement comme résidus d’empire. La mémoire de personnages de l’histoire coupables de ce que la loi de 2001 – due à Christiane Taubira, envers laquelle l’auteure témoigne de son admiration – a désigné comme « crime contre l’humanité » cesserait d’être célébrée.

La tentation victimaire, cependant, est à exclure. L’auteure reprend cette formule, « Don’t agonize, organize ! », qui enjoint aux Afrodescendants de s’unir – sans craindre les accusations de communautarisme – et même de créer un panafropéanisme, qui pourrait accompagner un nouveau panafricanisme, dans le but nécessaire de « refonder l’africanité ».

Le programme induit par Afropea est conséquent, truffé d’entraves et de difficultés, mais toujours présidé par les notions de rencontre, de reconnaissance mutuelle. Dans ce texte sans concessions, subtil et libre (1), Léonora Miano montre combien Afropea, cette « instance médiatrice », représente une chance. Celle-ci reste à saisir.

Afropea, Léonora Miano, Grasset, 224 pages, 18,50 euros (numérique : 12,99 euros).

(1) Comme l’ont été ses critiques formulées sur sa page Facebook contre le documentaire _Décolonisations : du sang et des larmes, de Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, qui lui ont répondu sur le site de Politis en s’abstenant d’aborder les questions de forme et de fond qu’elle soulève.

Littérature
Temps de lecture : 7 minutes