Gens du voyage : Le long chemin des luttes

Face aux discriminations qu’elles subissent, les personnes identifiées comme « gens du voyage » ne restent pas silencieuses. Rencontre avec des Voyageurs et chercheurs qui font bouger les lignes.

Maïa Courtois  • 4 novembre 2020 abonné·es
Gens du voyage : Le long chemin des luttes
© Dominique Saunal

Relégation géographique, moindre accès aux droits, précarité, anti-tsiganisme… Face aux discriminations qu’elles subissent, les personnes identifiées comme « gens du voyage » ne restent pas silencieuses. « La majorité des voyageurs est entrée dans un processus de lutte. Mais beaucoup luttent seuls. L’espoir est de faire naître des collectifs », soutient le juriste et chercheur William Acker. La tâche n’est pas aisée : « Il ne s’agit pas d’une grande communauté unie : il y a beaucoup de groupes, de tendances, de revendications diverses », rappelle Samuel Delépine, maître de conférences en géographie sociale à l’université d’Angers. Et pour cause : la catégorie « gens du voyage » n’estqu’« une construction ».

L’abandon des habitants de l’aire d’accueil voisine de Lubrizol, près de Rouen, a mis en lumière les conditions de vie des voyageurs en France. Brièvement. Le chantier reste immense : déconstruire les catégories administratives, les lieux de vie imposés, les préjugés historiques qui empêchent encore les voyageurs d’accéder à la justice sociale et environnementale.

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Nous ne sommes pas considérés comme des citoyens à part entière.

Rémy Vienot

Chapeau noir vissé sur la tête, Rémy Vienot, voyageur installé à Besançon (Doubs), parcourt inlassablement sa région pour accompagner les personnes victimes de discriminations. Il préside l’association Espoir et fraternité tsiganes de Franche-Comté, mais a des contacts partout en France. « Nous ne sommes pas considérés comme des citoyens à part entière. Le mode de vie itinérant, pourtant, est légal », regrette-t-il. Coupures d’eau en pleine canicule, abandon des plus précaires pendant le confinement, localisation absurde de certaines aires d’accueil… L’homme se bat auprès des familles à l’échelle locale, tout en essayant de faire émerger ces sujets dans le débat public. Lors d’une audition à l’Assemblée nationale en décembre 2019, dans le cadre d’une mission d’information sur Lubrizol, il affirme : « Certaines vies valent apparemment moins que d’autres. Les conditions de vie des gens du voyage en France mériteraient, à elles seules, une commission d’enquête parlementaire. »

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Que je me démène ou que je reste coi, je passe pour un je-ne-sais-quoi !

Édouard Guerdener

Sa phrase favorite, il l’emprunte à Georges Brassens : « Que je me démène ou que je reste coi, je passe pour un je-ne-sais-quoi ! » Chauffeur routier, père de deux enfants, Édouard vit depuis sept ans sur l’aire d’accueil de Chauvilly, à Gex (Ain), au beau milieu d’une carrière. Le site a longtemps servi de décharge pour des matériaux du BTP, des batteries, de l’amiante, etc. « Il paraît que tout a été enterré sous vingt mètres de terre. Mais ça suinte, avec du lixiviat, et aucun traitement n’a été entrepris contre ces produits nocifs », dénonce-t-il. Des entreprises y poursuivent leur activité alors que la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement avait mis un terme à l’exploitation du site en 2013. Édouard ne cesse d’alerter les pouvoirs publics à ce sujet. Il a aussi monté un dossier de plainte contre le maire de Gex, Patrice Dunand, devenu président de la communauté d’agglomération, pour« trafic d’influence et discriminations »_. « Nous sommes entrés en guerre sur ce sujet »_, confirme l’élu, qui, de son côté, a porté plainte contre le voyageur et gagné auprès du tribunal administratif. Depuis le 25 octobre, Édouard vit sous le coup d’une expulsion. Patrice Dunand affirme qu’il « ne mettra plus les pieds sur une aire du pays de Gex ». Édouard, lui, ne sait pas où aller avec sa famille. « Nous ne sommes pas dans un État de droit. C’est de la maltraitance institutionnelle », estime l’homme, qui vient de lancer un recours auprès du Conseil d’État.

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La loi Besson a fracassé les modes de vie itinérants.

William Acker

Ce chercheur indépendant et juriste s’est fait connaître sur Twitter, où il alerte chaque jour, avec pédagogie, sur l’anti-tsiganisme d’hier et d’aujourd’hui. Depuis l’accident de Lubrizol, il planche sur une cartographie nationale des aires d’accueil, afin de combler le manque de données existantes et de mettre au jour les phénomènes de relégation. Dans 47 départements étudiés, 63 % des aires jouxtent autoroutes, stations d’épuration, carrières, déchetteries ou se trouvent à moins de 200 mètres d’un site Seveso. 80 % sont isolées des zones habitées. Pour lui, on peut parler de « racisme environnemental ». Il ajoute que « le système tel qu’il a été créé par la loi Besson a fracassé les modes de vie itinérants, les voyages. On fait son itinéraire non selon ses besoins, mais selon la surpopulation. Cela a paupérisé les gens ». Pour déconstruire la catégorie « gens du voyage », historiquement ethnicisante, il s’amuse à tendre le miroir à la « communauté des gens du surplace ».

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Nos enfants ne se laisseront plus faire.

Le collectif des femmes d’Hellemmes-Ronchin

« Nous sommes la première génération – de femmes, en plus, c’est tellement rare ! – à nous rendre dans des associations, jusqu’à Barcelone, au Parlement européen… » L’installation en 2013 d’une deuxième usine au bord de l’aire d’accueil d’Hellemmes-Ronchin, dans la métropole lilloise, aura été la goutte d’eau de trop. Elle a poussé des femmes à monter un collectif pour demander à déménager sur un terrain plus vivable. Leur court-métrage Nos poumons, c’est du béton, disponible sur YouTube, raconte leurs conditions de vie. En octobre 2019, elles ont organisé une manifestation à Lille. « Les femmes voient plus que les hommes la poussière dans la caravane, les problèmes de santé des enfants… Ma fille a été malade ; ma petite-fille est née avec un problème respiratoire, témoigne Maya. Si on ne fait rien, on mourra ici… » Après des années de luttes et de promesses non tenues par les élus de la métropole, sa sœur Sue-Ellen confie être découragée. Mais elle veut croire dans la génération suivante : « Nos enfants nous ont déjà dépassés au niveau lecture, écriture… Ils ne se laisseront plus faire. Ils seront leurs propres porte-parole. »

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Une politique des corps qui évoque celle qui s’exerce sur d’autres groupes sociaux marginalisés.

Lise Foisneau

La chercheuse a introduit la question des inégalités environnementales subies par les voyageurs dans le champ de la recherche française. Dans le cadre de sa thèse en anthropologie, elle a habité plus d’un an avec son compagnon, le photographe Valentin Merlin, sur l’aire d’accueil de Saint-Menet, à Marseille. Le site est coincé entre une autoroute, une ligne de chemin de fer et l’usine de plastique Arkema, classée Seveso. Lise Foisneau est aujourd’hui chercheuse associée à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative de l’université d’Aix-Marseille, et post-doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (laboratoire Lier-Fyt). « Depuis maintenant plus de cinquante ans, les autorités nationales et locales ont mis en place un système d’assignation de lieux de stationnement », écrit-elle dans« Les aires d’accueil des gens du voyage : une source majeure d’inégalités environnementales » (Études tsiganes, 2020). « Non seulement cette assignation de triste mémoire est une violence exercée par la loi, mais elle constitue aussi une politique des corps qui n’est pas sans évoquer celle qui s’exerce sur d’autres groupes sociaux marginalisés, notamment les sans-papiers. » Pour elle, il faudrait d’urgence une reconnaissance publique, « afin que les Français prennent conscience de l’endroit où leur République fait vivre une partie de sa population. Ce travail de mémoire doit être mené avec les habitants des aires d’accueil ».

Société
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