Lisa Mandel, poétique de l’absurde

Des chemins boueux de la jungle de Calais à nos addictions confinées, la dessinatrice marseillaise brosse à grands traits d’humour rageur des pans de réalité. Et applique au monde ce sens de l’autodérision qui lui fait trop souvent défaut.

Lena Bjurström (collectif Focus)  • 25 novembre 2020 abonné·es
Lisa Mandel, poétique de l’absurde
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L’autodérision est une arme que Lisa Mandel manie à la perfection. Pour preuve, son dernier ouvrage, Une année exemplaire (1), un défi lancé entre deux contrats qui traînent, un regard froissé au miroir et un brin de crise existentielle. C’était au début de l’été 2019, le monde tournait et la dessinatrice décidait sur un coup de tête de se donner un an pour mettre fin à toutes ses addictions. Adieu clopes, alcool, jeux sur smartphone et pizza bien aimée ; bonjour sport, développement personnel et chou kale. Le tout en documentant chaque jour d’une planche de BD ses progrès sur le chemin de l’être humain développé. 365 pages réalisées sans filet, jetées quotidiennement en pâture aux jugements et à l’empathie des réseaux sociaux, à terme réunies dans un épais album autoédité. Un an et une pandémie mondiale plus tard, force est de constater que cette année qui devait être exemplaire s’est quelque peu perdue en cours de route. Et, comme toujours chez la dessinatrice marseillaise, le récit de soi s’est vite transformé en étude dessinée de notre rapport aux dogmes de la perfection, et l’autocritique en chronique plus vaste de l’absurde de nos vies, confinées ou non.

Du plus loin qu’elle s’en souvienne, Lisa Mandel a toujours voulu créer des bandes dessinées. Certes, à 4 ans, la tentation d’une carrière de coiffeuse pour chiens a bien failli la détourner de son droit chemin. « Ma première BD, c’était un Mafalda [Quino] que j’avais chipé à la colocataire de mon père. » La gamine ne sait pas encore lire que déjà elle plonge dans les albums, se raconte ses propres histoires. Chez son père comme chez sa mère, elle chine dans les bibliothèques, explore le village des Schtroumpfs, apprend l’art de vivre avec Gaston Lagaffe ou chevauche aux côtés de Lucky Luke. Mais elle affute également son esprit avec Claire Bretécher, se plonge en frissonnant dans Métal hurlant ou ricane avec toute la bande du Professeur Choron (cofondateur de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo).

« J’ai fait ma culture avec de la bande dessinée classique et avec tout ce que les années 1980 ont charrié de subversion. Je lisais tout ce que je trouvais. Mon premier argent de poche, je l’ai utilisé pour acheter une BD ! » Et quand elle ne se perd pas dans les pages, Lisa trompe l’ennui de l’enfance en dessinant ses propres personnages ou en gribouillant, avec son frère, de gigantesques scènes de bataille sur du papier grand format – assauts de bateaux pirates, combats américano-japonais – « on dessinait et on se racontait ce qui se passait en même temps ».

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Son dessin, boucles à peine esquissées, personnages expressifs et décors plus que minimalistes (« J’ai toujours eu un problème de perspective ») est un outil au service de la narration. « Je n’ai pas de prétention esthétique, affirme la dessinatrice. Parfois j’aimerais m’appliquer un peu plus. Mais, pour moi, mon dessin, c’est une écriture. C’est une manière de raconter des histoires. Plus j’arrive à être synthétique et efficace, mieux c’est. » Si le trait de crayon se veut utilitaire, le sens de l’absurde, chez Lisa Mandel, est un art. Et ses débuts dans la BD ont tout du manifeste surréaliste.

La dessinatrice est tout juste diplômée de la Haute École des arts du Rhin quand les éditions Glénat lui proposent de créer un album jeunesse. Parce qu’elle a réalisé des strips pour leur magazine Tchô !, parce que c’est l’une des rares femmes qui y crayonne, on attend d’elle un « Titeuf au féminin ». Lisa Mandel crée Nini Patalo, une gamine dégourdie qui se débarrasse de ses parents en lançant un souhait à l’étoile du soir. Les géniteurs disparus, Nini recompose sa famille au gré des idées délirantes de sa créatrice : un canard nommé André, une bestiole mauve qui se transforme à volonté, un homme préhistorique décongelé, une attendrissante patate radioactive et une armée de mini-pingouins nettoyeurs de frigo, grévistes chroniques, adeptes du blocage de bac à glaçons et des revendications inscrites sur une tranche de jambon. La Mort en personne finit par emménager et dispute des parties de mauvaise foi acharnées. « J’ai un humour du décalage et j’aime extrapoler, explique Lisa Mandel. L’absurde repose sur la logique que l’on applique à une situation surréaliste. On fait des connexions entre des choses qui n’ont pas de lien entre elles. »

Cinq albums plus tard, la dessinatrice a gagné l’estime de ses pairs, enchaîne les séries jeunesse et se jette dans la grande mode des blogs BD, autobiographies quotidiennes dessinées (2). Jusqu’à ce que la maladie vienne secouer les fondations de son humour. « Je suis devenue épileptique à 30 ans, à un moment de ma vie où j’étais vraiment sur une pente ascendante. Et ça m’a mis un coup dans l’aile, raconte-t-elle. J’ai arrêté les albums jeunesse, fermé mon blog. Je n’arrivais plus à rire de moi-même. » Alors, Lisa Mandel se plonge dans la réalité, celle de ses parents et de leurs collègues, infirmier·es en hôpitaux psychiatriques, et creuse les anecdotes entendues dans la cuisine de son enfance, entre la tartine et le café. Cela donnera HP, très beau récit en deux tomes de la psychiatrie dans les années 1970, publié à L’Association.

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Une première incursion dans l’analyse sociale et le début d’une longue promenade sur les chemins de la réalité, puisqu’à la faveur d’un colloque universitaire la dessinatrice croise une bande de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales passionné·es de BD. De là émerge l’idée d’une collection d’explorations ethnographiques faisant collaborer des bédéistes et des sociologues : « Sociorama », chez Casterman (3), cocréée avec la chercheuse Yasmine Bouagga. C’est avec elle que Lisa Mandel se rendra, quelque temps plus tard, dans la jungle de Calais : « Quand on a débarqué, ça a été une claque. On a senti une misère humaine terrible. Et le jour même, on a appris que tout cela serait détruit dans six mois. » Alors les deux femmes suspendent leurs projets pour porter haut et fort les récits des exilés et raconter sur un blog puis dans un livre (4) le quotidien de cette société à la marge, jusqu’à sa disparition. Témoigner.

« Cette expérience m’a épuisée émotionnellement, mais elle a été fondatrice, note Lisa Mandel. Je me suis rendu compte que ce que j’aimais par-dessus tout, c’était cette bande dessinée documentaire, ce récit du réel. Parce que ce sont des histoires humaines. » Des voix que l’on entend peu ou pas. « À Calais, une grande partie de notre travail était de “réhumaniser”, poursuit-elle. Il s’agissait de transformer ce magma d’êtres que l’on appelle “les migrants” à la télévision et d’en refaire des individus, des humains qui pourraient être nous. »

De HP aux Nouvelles de la jungle en passant par Un automne à Beyrouth, tout le talent de Lisa Mandel est de dénicher dans les réalités les plus sombres cette touche d’humour qui en révèle l’absurde et l’inacceptable, la complexité et l’humanité. Humour noir ? Dérision engagée plutôt. « L’humour est un filtre qui permet de faire entendre certaines réalités ou d’en souligner d’autres, estime la dessinatrice. C’est une manière de raconter. Certaines choses ne font pas rire du tout quand on les voit, mais, en les dessinant, leur côté surréaliste ressort. Parce qu’on a trié la réalité, comme un chercheur d’or qui repère une paillette dans la gadoue. » Cela étant, souligne-t-elle, dans la jungle il n’y avait pas besoin de chercher loin : « On parle quand même d’un bidonville avec des restaurants, des coiffeurs, un hammam… Et des volontaires britanniques qui organisaient des sessions de yoga et de cuisine vegan. » Voir l’absurde du monde n’empêche pas de le prendre au sérieux, tant l’autodérision est un outil de réflexion.

Ainsi de cette Année exemplaire, désopilante introspection autant que chronique d’une année surréaliste, passée entre la salle de sport et les manifestations libanaises, du récit de réfugiés LGBT coincés au Niger aux amours et engueulades confinées de l’appartement marseillais. Une histoire de vie(s), en somme, sélectionnée au prestigieux festival d’Angoulême cette année. « Je suis partie de mon nombril, et puis le monde autour m’a rattrapée », résume Lisa Mandel, qui, forte de son expérience d’autoédition, se lance désormais dans un projet d’édition collaborative. L’objectif ? Rééquilibrer les rémunérations. « Depuis trente ans, la situation des autrices et auteurs de BD se dégrade, souligne-t-elle. Nos droits – entre 8 et 10 % du prix de vente – n’évoluent pas et il devient de plus en plus difficile de vivre de ses créations. » Rejoint par dix bédéistes, le projet remet donc autrices et auteurs au centre de la production, en proposant les services d’experts – en correction, maquette, suivi de fabrication, libraires indépendants… – également rémunérés en pourcentage des ventes, selon l’ampleur de la tâche demandée (5). « C’est de l’autoédition assistée en quelque sorte », explique la dessinatrice, qui promet d’y produire une nouvelle exploration ethnographique. Le sujet ? La psychiatrie alternative à Marseille. Un nouveau pan de réalité.

(1) Disponible sur commande en librairie et sur https://lisamandel.fr/

(2)Libre comme un poney sauvage, Delcourt.

(3) Lire Politis n° 1390.

(4) Blog hébergé sur Le Monde.fr / Les Nouvelles de la Jungle, Lisa Mandel et Yasmine Bouagga, Casterman, 2017.

(5) Voir https://fr.ulule.com/exemplaire-maison-edition/

Littérature
Temps de lecture : 9 minutes
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