Contre les musulmans, l’État harceleur hors contrôle

Faute d’éléments probants pour alimenter sa communication, le gouvernement dégaine l’arme administrative contre les lieux supposés « séparatistes ». Au prix d’une méthode opaque et arbitraire, la liste des suspects peut être désormais sans fin.

Nadia Sweeny  • 16 décembre 2020
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Contre les musulmans, l’État harceleur hors contrôle
La grande mosquée de Pantin, l’une des rares fermetures sur lesquelles le gouvernement communique.
© Kiran Ridley/AFP

J e m’appelle Mohamed et je ne suis pas un islamiste radical. » Ces mots écrits à la main et placardés sur la vitrine d’un restaurant de Saint-Lô, dans la Manche, sont ceux de son gérant en colère. L’objet de son désarroi : un article de La Manche libre, intitulé « Un restaurant suspecté d’islamisme radical ? », qui dévoile l’identité de ce restaurant que le ministère de l’Intérieur s’est vanté, dans sa communication du 18 novembre 2020, d’avoir fait fermer dans le cadre de sa lutte contre « les séparatismes ». C’est initialement par notre appel, quelques jours après la diffusion du dossier de presse ministériel, que Mohamed avait appris, ahuri, que le contrôle administratif et la fermeture d’une journée qui s’était ensuivie étaient en réalité motivés par une arrière-pensée.

Pourtant, sur les documents officiels transmis par la préfecture et que nous nous sommes procurés, rien ne peut laisser l’imaginer. Un contrôle des services sanitaires a bien été effectué le 29 octobre et une fermeture d’urgence opérée pour une liste de manquements précis. « Les contrôleurs m’ont dit que mettre le poulet et la salade dans le même réfrigérateur, c’était interdit, que je n’avais pas le droit de mettre l’étiquette “hallal” sur la vitre de mon restaurant, qu’il fallait que j’aie une autorisation », se souvient Mohamed. Sur son arrêté, la préfecture lui demande notamment de nettoyer, de mettre en place une traçabilité, d’installer un lave-mains, ou encore de procéder à une déclaration d’activité. Mohamed se met en conformité et rouvre dès le 2 novembre. Pour ce réfugié syrien, arrivé illégalement sur le territoire en 2014 avant d’obtenir l’asile en 2016, le contrôle ne s’est pas si bien passé. Mais, face aux autorités françaises, il fait profil bas. « L’un des inspecteurs m’a dit que j’étais venu en France pour prendre les aides sociales, se souvient-il. Je lui ai dit “non : je travaille, mon restaurant c’est mon gagne-pain, s’il ferme, je meurs”_. »_ Mohamed pense qu’il a été victime d’une dénonciation sur fond de concurrence.

À la préfecture de la Manche, on ne se souvient plus vraiment pourquoi il était visé. On nous rétorque qu’il a ouvert il y a peu et que, dans le coin, « on n’a pas l’habitude d’avoir des établissements comme ça ». Aucune explication quand on leur demande ce que veut dire « comme ça ». On nous affirme cependant que « le sujet est clos ». Pourtant, le 18 novembre, le restaurant de Mohamed figure toujours sur la liste des « structures séparatistes identifiées ». Une erreur, selon la préfecture, qui proviendrait des circuits de remontées d’informations quasiment automatiques des cellules de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (Clir) vers le gouvernement.

Les Clir, cellules opaques

Créées en février 2018, à titre expérimental, ces cellules sont généralisées en novembre 2019 sans qu’aucune évaluation n’ait été menée. Il s’agit de réunir au moins une fois par mois tous les services locaux de l’État : préfets, police et renseignement, Éducation nationale, cohésion sociale, protection des populations, finances publiques, Direccte, CAF, Urssaf, Pôle emploi et éventuellement un représentant du parquet local. Ensemble, ils partagent des informations sur des personnes physiques ou morales qu’ils suspectent, les classent en catégories de vigilance et décident de mener des « actions coordonnées et des moyens d’entrave à l’encontre des comportements incompatibles avec les valeurs de la République », peut-on lire dans un rapport du Sénat rendu en juillet (1). Une stratégie de la « liste noire » accompagnée de la célèbre « méthode Al Capone » : utiliser des moyens administratifs, à défaut d’avoir des éléments permettant la voie judiciaire.

Une circulaire, à destination du monde sportif, datée du 8 novembre 2018, non publiée mais que nous nous sommes procurée, incitait déjà à opérer massivement ces contrôles administratifs de structures en « situation de communautarisation », définie comme l’existence de « prosélytisme, le refus de mixité, la tenue vestimentaire inadaptée et des prières collectives ». Le but était de « vérifier la situation de radicalisation ». Aujourd’hui, cette méthode est utilisée à des fins de répression, sans procès, sans contrôle d’instances indépendantes sur des structures dont beaucoup ne rentrent pourtant dans aucune des cases définies plus haut. « La réalité, c’est que nous n’avons rien contre eux, nous confie une source préfectorale. Alors, on les attaque par l’administratif. »

Pratique : la personne visée ne peut se défendre sur le fond, car elle n’a pas connaissance de ce qu’on lui reproche. Exit la présomption d’innocence et le droit à la défense et au contradictoire. Bonjour l’opacité et l’arbitraire d’actions déclenchées sur des critères on ne peut plus flous. La circulaire du 13 janvier 2020, qui détermine la doctrine d’application des Clir, et donc d’éventuels critères précis, n’a pas été rendue publique. Au comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), censé coordonner les Clir, on justifie ce choix par le fait de « ne pas donner des arguments à nos prédateurs »…

Au-delà des critères, même la commission d’enquête du Sénat « n’a pas été en mesure de recueillir des éléments suffisamment probants lui permettant d’apprécier l’activité conduite par ces cellules, ni même les actions menées au titre de cette nouvelle stratégie ». Pire : « L’incapacité du CIPDR à fournir des données précises quant à l’activité des Clir […] ne manque pas de soulever des interrogations quant à la substance de l’action menée par ces nouvelles instances. » D’autant que, depuis 2018, les cibles se sont élargies. Il s’agit désormais de s’attaquer aux « expressions de l’islam politique et aux phénomènes de repli communautaire », stratégie « distincte de la politique de prévention de la radicalisation à caractère violent », indique encore le rapport.

Suspicion généralisée

Sur le terrain, cet élargissement conduit à une suspicion généralisée. Lors des auditions menées par la commission d’enquête, Daniel Auverlot, recteur de l’académie de Créteil, en arrive à se plaindre qu’à l’occasion d’un contrôle inopiné dans une école musulmane hors contrat, « lorsqu’il leur a été demandé de chanter une chanson, les enfants ont spontanément chanté “La Marseillaise” et nous n’avons rien trouvé ». Le recteur y voit une « théâtralisation préparée ». Un soupçon permanent de dissimulation contre lequel personne ne peut réellement se défendre. Une suspicion que le gouvernement reprend dans le préambule de sa loi « séparatisme » censée lutter contre « un entrisme communautariste, insidieux mais puissant », et dont les premières versions du texte tendent à élargir les possibilités de fermeture administrative des associations. Mais dans cette veine, comment distinguer de manière « préventive » de dangereux « séparatistes islamistes » de simples citoyens musulmans ou supposés l’être, engagés dans des structures associatives ou commerciales ? Impossible. Résultat : on cible tout le monde. « Si on ne cherche pas, on ne trouve jamais », nous rétorque-t-on à la préfecture de la Manche…

Début décembre, à Strasbourg, Jean-Philippe Maurer, vice-président LR du conseil départemental du Bas-Rhin, est littéralement « tombé de sa chaise » en lisant le journal local. Celui-ci dévoile l’identité de la dernière « structure séparatiste identifiée » fermée dans la capitale du Grand Est. Il s’agit du Sporting Club Red Star Strasbourg, un club de football ouvrier créé en 1900 au cœur d’un quartier populaire. Aujourd’hui géré par Jamel Seckli, le club, après la visite inopinée de contrôleurs, s’est vu remettre le 13 novembre un arrêté municipal de fermeture après que la préfecture a constaté un non-respect des normes de sécurité incendie. Des entorses imputables au propriétaire de la structure que le club utilise, soit… la ville de Strasbourg elle-même. « Non seulement la ville s’adresse des injonctions à elle-même, mais, en plus, elle sait qu’un programme de rénovation du stade est déjà enclenché et que le club doit déménager : c’est ridicule ! », s’étouffe Jean-Philippe Maurer, qui connaît bien le Red Star et toute son équipe. « Ils n’ont rien de séparatistes : le club reçoit tout le monde, sans discrimination, on y fait la java, on y boit de l’alcool et on y fête Noël. » Ni une ni deux, l’élu décroche son téléphone. « J’ai appelé la préfète pour lui faire part de mes sérieux doutes sur leur méthode de classification. Elle m’a répondu que le contrôle administratif avait été décidé suite à un signalement… Ça ne veut rien dire ! Tout le monde peut faire un signalement ! C’est quand même très inquiétant. » Contactée, la préfecture du Bas-Rhin confirme des « signalements selon lesquels la structure fonctionne de manière communautaire », mais refuse d’en dire plus. « Ils ont sorti l’artillerie lourde de la commission de sécurité contre des gens qui ne peuvent pas se défendre. Ils ont tapé à côté, ce n’est clairement pas là que ça se passe », renchérit Jean-Philippe Maurer, vent debout pour défendre le Red Star, qui a rouvert quelques jours plus tard – ce qui, par ailleurs, questionne sur l’utilité réelle de ce type de méthode si une réelle menace était à l’œuvre. L’élu s’est fendu d’un courrier lapidaire à la préfète du Bas-Rhin afin de demander la tenue d’une réunion pour « connaître la plénitude des griefs, liés à un supposé “séparatisme” ». Au moment de notre bouclage, il n’avait reçu aucune réponse.

Délit d’opinion

Pour l’heure, les préfectures et le ministère de l’Intérieur communiquent très peu sur les détails de leurs actions, préférant user – et abuser – de chiffres bruts. Le 9 décembre, Beauvau s’est encore vanté de « la fermeture de 394 lieux ou de structures identifiées comme séparatistes » depuis début 2018. Des lieux de culte, des clubs sportifs, des débits de boissons et restaurants, des écoles… dont on ne connaît pas la liste nominative exhaustive. Aucune vérification n’est donc possible. Le gouvernement ne communique que sur quelques fermetures médiatiques comme celles du CCIF, de la mosquée de Pantin ou encore de BarakaCity, contre lesquels les griefs communs semblent se résumer en une forme de « complicité par capillarité ». Comprendre : un individu jugé dangereux – soit par la nature de ses idées, soit parce qu’il a effectivement été condamné – fréquente un lieu, a croisé l’un des dirigeants ou des acteurs dans un cadre quelconque, et cela justifie la fermeture du lieu. Dans la plupart de ces cas, aucun des dirigeants n’a pourtant fait l’objet de poursuites pénales. William Bourdon et Vincent Brengarth, avocats de l’association humanitaire BarakaCity, fustigent l’absence d’« élément précis reprochable à l’association, dont les activités ont fait l’objet d’investigations très approfondies, qui se sont achevées par un classement sans suite en mars 2019 ».

Le Syndicat des avocats de France (SAF) s’est joint à la Ligue des droits de l’homme pour dénoncer la fermeture du CCIF. Dans un communiqué du 14 décembre, le SAF s’étrangle du « raccourci fait entre critique des politiques de l’État et provocation au terrorisme […]_. Le gouvernement sanctionne en réalité un délit d’opinion »_. D’autant que, là encore, aucune poursuite pénale n’a jamais été engagée. « L’action administrative prend le pas sur la justice, prévient le SAF. Si l’on poursuit sur cette lancée, de nombreuses associations, des syndicats ou partis politiques, attachés à la défense des libertés publiques, pourraient être dissous demain. »


(1) Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble / Rapport n° 595 (2019-2020) de Mme Jacqueline Eustache-Brinio, fait au nom de la commission d’enquête, déposé le 7 juillet 2020.

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